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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/1222

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jeta sur la jeune fille un coup d’œil qui lui causa une sorte d’embarras, car elle se détourna pour parler à son père.

Sans tirer aucune conclusion de l’attention dont il venait d’être l’objet, le sculpteur continua sa promenade et aussi sa chanson, puis il alla se placer auprès d’Antoine ; mais celui-ci ne laissa voir par aucun signe qu’il eut remarqué sa présence. — Ah ! fit Jacques, un peu piqué de ce silence, il me tient encore rancune ; quand cela sera passé, il le dira. — Et il se remit à fredonner le couplet qu’il était parvenu à reconstruire, et qui avait été entendu par la fille de M. Bridoux :

Enveloppé d’épaisse prose
Comme de flanelle un frileux,
Laisse parler l’esprit morose
Qui s’est trop pressé d’être vieux…
Le charbon médit de la rose :
C’est le péché des envieux.

— Tiens ! s’écria Antoine, en sortant brusquement de sa rêverie, vous connaissez cela ! où donc l’avez-vous entendu chanter et quand ?

— Il y a longtemps déjà, répondit Jacques. C’est par une femme que j’ai comme autrefois ; tenez, justement par celle que j’aurais désiré revoir à Mantes. Elle me disait même que ces couplets avaient été faits pour elle ; mais c’était un mensonge greffé sur une vanité. La chanson me plaisait, surtout parce que c’était un signal convenu pour nos rendez-vous. Elle chantait bien faux cependant ; mais vous savez, quand on est dévot, la cloche a beau être fêlée, on aime à entendre l’Angélus. Je ne sais pas comment cette chanson m’est revenue, ou plutôt ne m’est pas revenue ; mais depuis tantôt cela me tracasse. Vous savez, un air qu’on veut se rappeler, c’est agaçant comme si on avait quelque chose dans les dents. À propos, vous la connaissez donc aussi, cette chanson ? dit Jacques ; est-ce que ce serait la même personne qui nous l’aurait apprise à tous les deux ?

— Je tiens ces couplets d’un de mes amis, répliqua Antoine.

— Si vous les savez, dites-les-moi.

— Je suis comme vous, la mémoire me fait défaut.

Il murmura pourtant, sur l’air fredonné par son ami, ces deux vers :

Pourrais-tu donc perdre sans peine
Ainsi la plus belle saison ?

— Attendez donc, j’y suis, interrompit Jacques.

Lorsque dieu d’amour, la main pleine,
Fait sa divine semaison.
Tu peux ouvrir ton cœur…