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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/127

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pour lui la source de toute une poésie du sentiment le plus rare. Tout ce qu’il a écrit sur la charité sous les formes les plus diverses composerait une sorte de poème de la pitié et de l’attendrissement humain. C’est une inspiration qui renaît d’elle-même. Il y a quelques mois encore, en accourant à Bordeaux pour coopérer à l’œuvre de Saint-Vincent-de-Paul, l’auteur de Marthe ne trouvait-il pas des accens nouveaux ? à Quand sur le bateau siffleur (sisclayre) je descendais comme un éclair, disait-il, à ses balancemens, je pensais : Ma muse est vieille dans Bordeaux, et pour plaire il faut être nouveau ! — Cette noire pensée, aussitôt mon arrivée, tint longtemps au sol ma muse enchaînée. — Il se fit nuit, devant moi je voyais se remuer au sommet de Saint-Michel une superbe étoile (Lugra). Tout d’un coup cette étoile se détache, et, perçant la brume, vient droit à moi tout enflammée. Elle se déploie, grandit, prend un corps, un visage; de loin c’était un joli enfant, de près c’est une femme au cœur riche en pitié... je la connais,... qu’elle est belle! c’est la charité!... Enflamme-toi, me dit la vierge affectueuse, etc. » Et la vierge finit en lui disant : « Qui m’est utile est toujours neuf! » — C’est là, pour un poète comme Jasmin, la meilleure et la plus sûre manière de se mêler aux choses de notre temps. Toute autre politique est trop sujette aux déceptions et a souvent des pièges déguisés sous les fleurs, s’il y a des fleurs dans la politique. Au milieu des fluctuations d’un temps comme le nôtre, où les spectacles se sont si fréquemment renouvelés, qu’irait faire la poésie de chercher à suivre les événemens, de se transformer avec eux ? Et s’il est en elle par hasard quelque mystérieux souvenir, quelque attache première, c’est encore par une dignité naturelle qu’elle peut honorer le mieux qui la protège. On ne saurait mieux définir, en un mot, ce devoir délicat et élevé de la poésie que ne le faisait un jour Jasmin en disant qu’on pouvait comme homme aider plusieurs gouvernemens à faire le bien, qu’on ne pouvait dignement comme poète en chanter qu’un. Tout est là.

Quand donc l’Académie française, par une dernière distinction, a couronné l’auteur de la Charité et de Marthe après tant de succès obtenus par lui dans son Midi, qui est son domaine et son royaume, a-t-elle fait une chose si surprenante et si insolite ? Si l’Académie eût eu à couronner un morceau de poésie dans la langue de Racine ou un morceau d’éloquence dans la langue de Bossuet et de Pascal, la langue gasconne eût été sans doute un lauréat un peu imprévu. A quoi s’adressait en réalité la couronne académique ? A l’influence bienfaisante, à l’action utile et moralisatrice d’une œuvre, d’une poésie. Cette influence heureuse, cette action juste et efficace. Jasmin ne la résume-t-il pas sous une forme originale dans sa vie comme dans ses