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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/314

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Dieu fit le monde grand, mais d’une même argile
Et d’un même souffle de feu;
Il mit partout l’esprit sous la forme fragile,
L’âme dans tout œil noir ou bleu.

Ne soyons pas surpris, cher Houang, malgré l’espace
Qui sépare nos nations,
D’y voir également du savoir, de la grâce,
Du génie et des passions.

Paris goûterait fort votre extrême élégance,
Vos discours nets, brillans, adroits;
Et moi, vous avez fait mon éloge, je pense,
Quand vous m’avez trouvé Chinois[1].

Enfans d’un même Dieu, Francs, Chinois ou Tartares,
Tout nous pousse vers l’unité ;
Pour des gens comme nous il n’est pas de barbares.
Mais seulement l’humanité.

C’est ainsi que sur les bords de la mer de Chine j’échangeais affectueusement des vers avec un lettré du Céleste Empire... Quelques jours après, nous nous faisions de tendres et probablement d’éternels adieux en vue de l’île de Whampoa, à quelques milles de Canton, sur le pont de la corvette à vapeur l’Archimède. Le traité venait d’être signé, et le vice-roi, accompagné de sa suite, nous quittait, à la tombée de la nuit, dans sa jonque brillamment illuminée, au bruit du canon de notre corvette et des feux d’artifice tirés par les Chinois sur les bateaux de la rivière et les forts des collines...

Maintenant que dix années se sont écoulées, et que de graves événemens ont remué à la fois l’Europe et l’extrême Orient, je me demande ce que sont devenus ce brillant et aimable Houang, et ce vieux prince tartare Ki-yng, et le joyeux Pap-se-tchen, et l’académicien Tsaô. Ces personnages de caractères et de rangs divers, où sont-ils maintenant ? que font-ils ? car ma pensée se reporte parfois vers eux, attirée par ce lien qu’ont noué dans mes souvenirs plusieurs semaines d’un travail commun et de causeries familières. Mon Dieu ! oui, dût-on en sourire, je suis forcé de l’avouer, je m’intéresse à ces Chinois. Il y a, sous les toits de porcelaine d’une pagode quelconque, ou derrière les rideaux de soie d’une jonque mandarine, quatre êtres semblables aux figures dorées des coffrets de vieux laque, et dont l’existence ne m’est pas indifférente; seulement je n’ai pas la prétention d’être payé de retour et de leur inspirer le même intérêt. J’ai donc appris avec plaisir que Ki-yng avait cessé tout récemment d’être surnuméraire. Le jeune empereur lui a rendu les sceaux de commissaire

  1. Dans une de ses expansions d’amabilité, Houang m’avait fait l’honneur de me dire que j’avais tout-à-fait l’air chinois.