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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/335

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Il nous est impossible de suivre ici les nombreux épisodes au milieu desquels Renart déploie les ressources de son esprit inventif et méchant. Les farces telles que pouvaient les comprendre Guillot Gorju et Gautier Garguille, les scènes de comédie telles que pouvaient les produire l’art et le langage du moyen âge, les allégories, les satires, tout se mêle et se confond dans cette œuvre bizarre : le cynisme rend en bien des parties l’analyse impossible, et nous nous bornerons, pour faire apprécier la mise en scène ou les tendances générales du poème, à quelques détails qui nous semblent caractéristiques.

Parmi les branches du roman qui ont joui au moyen âge d’une grande faveur, nous citerons celles qui ont pour titre : Renart mange les poissons du charretier, et Renart fait pêcher des anguilles par Ysamgrin. On est en plein hiver; les champs sont couverts de neige; les chiens font bonne garde, et les vivres sont difficiles à trouver. Imprévoyant comme la cigale, Renart se trouve comme elle fort dépourvu. Sa bonne femme Hermeline, ses deux enfans Malebranche et Percehaie, demandent à manger. Il sort tout pensif pour chercher fortune, quand tout à coup il aperçoit sur un chemin des charretiers conduisant une voiture de marée. Aussitôt il s’étend par terre, allonge les pattes, se raidit et fait le mort. Tentés par sa peau, les charretiers le ramassent et le jettent dans leur voiture, se promettant bien de l’écorcher en arrivant chez eux. On devine aisément ce qu’il fit au milieu des paniers de poisson frais. Après s’être bien repu de harengs, il choisit les plus belles anguilles, les roule comme une écharpe autour de son cou, et, sautant lestement en bas de la charrette, il s’en va tout droit à Malpertuis, sa tanière. Sa femelle Hermeline,

Qui moult estoit cortoise et franche,

ses enfans Malebranche et Percehaie, en le voyant chargé d’une proie si friande, le comblent de caresses et gambadent autour de lui. Renart, toujours prudent, fait mettre les anguilles à la broche, et dîne gaiement en famille. Son oncle Ysamgrin, qui rôdait aux environs de Malpertuis, s’arrête alléché par l’odeur et demande à prendre part au festin. « Attendez, s’il vous plaît, lui dit Renart, que les moines aient mangé. — Quels moines ? répond Ysamgrin. — Les moines de Saint-Benoît, mon compère. Vous ne savez donc pas que je suis entré dans leur ordre, et que comme eux je me nourris de poisson, car ainsi le veut la règle ? — Qu’à cela ne tienne, dit Ysamgrin : je vais comme vous me faire moine. » Renart alors ouvre la porte, et, sous prétexte que les bénédictins ont la tête rasée, il verse sur la nuque de son oncle un chaudron d’eau bouillante qui lui enlève la peau, et comme dédommagement il lui donne un tronçon d’anguille.