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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/359

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de dorades de toutes couleurs, — rouges, blanches, noires, — nageaient vers elle en frétillant, la gueule hors de l’eau et béante, comme si les pauvres petits animaux s’étaient efforcés de parler à la jeune fille. Elle, se retenant d’une main au tronc du saule pleureur le plus proche, se courbait gracieusement sur l’eau et s’efforçait de remplir l’arrosoir sans toucher les dorades. — Allons, allons, laissez-moi en paix, disait-elle en les écartant avec précaution, je n’ai pas le temps de jouer ;… je vais vous apporter votre dîner tout à l’heure. — Mais les poissons frétillèrent autour de l’arrosoir, jusqu’à ce qu’elle l’eût retiré de l’étang, et même, après le départ de la jeune fille, ils continuèrent de s’attrouper tout en émoi près du bord que son pied avait foulé.

Elle vient d’arroser les fleurs ; l’arrosoir a lentement glissé de sa main sur le sol. La tête penchée, Elle dirige ses pas vers l’habitation solitaire ; elle revient avec la même lenteur, jette du pain blanc aux dorades, et se remet, inattentive et tout absorbée par ses pensées, à parcourir les sentiers du jardin.

Elle gagna enfin un endroit où un gigantesque catalpa étendait au-dessus du chemin, comme un vaste parasol, ses branches, qui se courbaient jusqu’au sol. Sous ce frais ombrage se trouvaient une table et deux chaises. Un livre, un encrier, une broderie, témoignaient que la jeune fille s’était assise là peu auparavant-

Maintenant encore elle s’affaissa sur l’une des chaises, prit tour à tour en main le livre et la broderie, les laissa retomber l’un et l’autre, et bientôt, succombant sous les pensées qui l’accablaient, elle inclina sa belle tête sur son bras, comme quelqu’un qui est las et veut se reposer. Pendant quelque temps, ses grands yeux demeurèrent vaguement fixés dans l’espace ; par intervalles un doux sourire se jouait sur ses lèvres, et ses lèvres s’agitaient comme si elle se fût entretenue avec un ami. Parfois ses paupières fatiguées se fermaient, mais les cils se relevaient toujours pour retomber plus lourdement encore, jusqu’à ce qu’enfin un profond sommeil parut s’emparer de la jeune fille. Dormait-elle ? Ah ! son âme du moins veillait et était heureuse, car le doux sourire animait toujours ses traits, et s’il disparaissait parfois pour faire place à une expression plus calme, il revenait bientôt jeter sur sa pure et transparente physionomie le charmant reflet du bonheur et de la joie. On eût dit que ses rêveries avaient pris un corps et planaient devant ses yeux, inondant son cœur d’indicibles jouissances, comme une ronde magique bercée par la brise du soir.

Depuis longtemps déjà, elle était plongée, par un songe séduisant, dans un oubli complet de la vie réelle, lorsqu’à la porte d’entrée, un bruit de roues et le puissant hennissement d’un cheval vinrent troubler le silence du Grinselhof. Cependant la jeune fille ne s’éveilla pas.

La vieille calèche, revenue de la ville, venait de s’arrêter près de l’écurie de la ferme. Le fermier et sa femme accoururent pour saluer leur maître et aider à dételer le cheval. Tandis qu’ils s’occupaient de cette besogne, M. de Vlierbecke descendit de voiture et leur adressa quelques paroles bienveillantes, mais d’une voix si pleine de tristesse, que tous deux le contemplèrent avec étonnement. À la vérité, sa calme gravité ne l’abandonnait jamais, même lorsqu’il était le plus affable ; mais en ce moment sa physionomie dénotait un abattement tout-à-fait extraordinaire. Il semblait brisé de fatigue.