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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/363

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Pendant qu’il se livrait à cette occupation, son âme se laissa emporter par le flot des souvenirs ; l’immobilité de ses traits, la fixité de ses yeux, dont le regard incertain semblait se perdre dans les ténèbres, témoignaient assez qu’il était absorbé dans ses pensées. De temps en temps, ses lèvres murmuraient quelques paroles et des larmes s’échappaient de ses paupières : larmes de bonheur peut-être, car un doux sourire éclairait son visage. Déjà dans son rêve il avait redit tous les noms qui lui avaient été chers ici-bas, peut-être avait-il savouré de nouveau les pures et joyeuses émotions des jeunes années ; sa voix devint plus distincte ; il disait en soupirant : — Pauvre frère ! un seul homme sait ce que j’ai fait pour toi, et cet homme l’accuse d’ingratitude et de mauvaise foi ! Et toi, tu erres dans les solitudes glacées de l’Amérique, en proie à la souffrance et à la maladie ; tu parcours, au prix d’un misérable salaire, des déserts où pendant des mois entiers nul regard humain ne s’arrête sur toi. Fils de noble race comme moi, tu t’es fait l’esclave des Anglais, et pour eux tu amasses ces fourrures destinées au luxe des riches. Oh ! j’endure un cruel martyre pour l’amour de toi ; mais Dieu m’est témoin que mon affection est demeurée entière. Puisse ton âme, ô mon frère, ressentir dans l’isolement où tu souffres cette aspiration de mon âme, et puisses-tu y trouver un adoucissement à ta misère !

Le gentilhomme, absorbé quelque temps dans sa douloureuse méditation, secoua enfin son rêve et redevint attentif à son travail. Il disposa tous les objets d’argenterie les uns à côté des autres sur la table. — Six fourchettes ! huit cuillers ! dit-il en réfléchissant, nous serons quatre à table. Il s’agira de se tenir sur ses gardes, sinon on s’apercevrait facilement qu’il manque quelque chose… Mais cela ira cependant ; je donnerai à la fermière des instructions précises : c’est une femme entendue…

En prononçant ces derniers mots, il renferma le tout dans l’armoire, après quoi il prit la lampe, quitta la salle à pas lents et circonspects, et descendit par un escalier de pierre dans une vaste salle voûtée, où il ouvrit une petite porte, et se courba dans un petit caveau surbaissé. À la lueur incertaine de la lampe, il tâtonna dans un bac parmi un grand nombre de bouteilles vides, et trouva enfin ce qu’il cherchait ; il retira du sable trois bouteilles, et dit, la pâleur de l’angoisse sur le visage : — Ciel ! trois bouteilles seulement ! trois bouteilles de vin de table ! Et l’on dit que M. Denecker met son orgueil à bien boire… Que ferai-je, si, lorsqu’on aura vidé ces trois bouteilles, il en désire davantage ? Je ne bois point, Lénora peu ; ainsi deux bouteilles pour M. Denecker et une pour son neveu… cela pourra suffire. Au reste il ne servirait de rien de se lamenter ; le sort décidera !

Sans plus parler, le gentilhomme alla dans les coins de la cave, y prit avec la main quelques toiles d’araignée qu’il attacha artistement sur les bouteilles, et saupoudra celles-ci de poussière et de sable.

Il regagna la salle et se mit à coller sur le mur, avec de l’amidon, un morceau de papier peint à un endroit où la tapisserie avait été détériorée par quelque accident ; puis, après avoir passé une demi-heure à brosser ses habits et à s’efforcer de dissimuler, à l’aide d’eau et d’encre, les traces blanchissantes que le temps avait imprimées au drap à l’endroit des coudes et des genoux, il revint à la table et se prépara à une œuvre étrange.

Il prit dans le tiroir un fil de soie, une alêne, un morceau de cire jaune,