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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/389

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muette, elle le laissa entrer dans la maison pour se réfugier sans doute encore dans la chambre la plus retirée.

À peine cependant fut-elle demeurée un instant sur la porte, qu’une vive rougeur colora son front et que la flamme d’une ferme résolution brilla dans ses yeux noirs encore humides de larmes. Elle s’élança sur les pas de son père. Sans regarder derrière elle, elle parcourut deux ou trois chambres en ouvrant vivement les portes et sans s’annoncer ; dans la dernière pièce, elle vit son père assis, les coudes appuyés sur une table, le front dans ses mains ; des larmes abondantes coulaient de ses yeux.

Lénora s’élança vers lui, tomba à ses genoux en sanglotant, et, levant vers lui des mains suppliantes, Elle s’écria : — Pitié pour moi, mon père ! Je vous en supplie à genoux, partagez avec moi votre tristesse ; dites-moi ce qui déchire votre cœur. Je veux savoir pourquoi mon père se réfugie dans la solitude pour pleurer.

— Lénora, seul trésor qui me reste sur la terre, dit en relevant sa fille le gentilhomme d’une voix brisée et le désespoir sur la figure ; Lénora, je t’ai bien fait souffrir, n’est-il pas vrai ? Oh ! viens, viens chercher un asile sur mon sein : un coup terrible va nous frapper, ma pauvre enfant !

La jeune fille parut ne pas faire attention à ces plaintes ; elle échappa à l’étreinte paternelle, et reprit d’un ton qui accusait une résolution bien arrêtée : — Mon père, je suis venue avec l’immuable dessein d’apprendre la cause de vos souffrances ; je ne partirai pas sans savoir quel sentiment contraire ou quel malheur m’a si longtemps privée de votre amour. Quelque infinie que soit ma vénération pour vous, le devoir me parle plus haut encore. Je veux, je dois connaître le secret de vos douleurs.

— Toi privée de l’amour de ton père ! dit le gentilhomme. Le secret de mes douleurs est précisément mon amour pour toi, mon enfant adorée ! Pendant dix ans, j’ai bu au calice le plus amer, en priant Dieu chaque jour qu’il te rende heureuse ici-bas. Hélas ! il a pour jamais rejeté ma prière !

— Je serai donc malheureuse ? demanda Lénora sans trahir la moindre émotion.

— Malheureuse par la misère qui nous attend ; le malheur qui nous frappe nous dépouille de tout ce que nous possédons : il nous faut quitter le Grinselhof.

Ces dernières paroles, qui confirmaient pleinement ses craintes, parurent frapper un instant la jeune fille de consternation ; mais elle comprima bientôt cette émotion.

— Ce n’est pas, dit-elle, parce que ce malheur vous frappe que vous languissez et que vous mourez lentement ; je connais votre invincible force de caractère, mon père ; non, c’est parce que je dois partager votre pauvreté que votre cœur faiblit et succombe. Soyez béni pour votre ardente affection ; mais, dites-moi, si l’on venait m’offrir toutes les richesses de la terre à la condition que je consentisse à vous voir souffrir un seul jour, que croyez-vous que je répondrais ?

Muet et surpris, le gentilhomme contemplait sa fille en proie à une généreuse exaltation et dont le regard brillait d’un feu héroïque. Un doux serrement de main fut sa seule réponse.

— Ah ! continua-t-elle, je refuserais tous les trésors du monde, et sans