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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/407

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seule parole faisait de ces lieux un paradis, et qui répandait autour d’elle la joie et la consolation, comme le soleil la lumière et la vie. Hélas ! elle nous a quittés, la douce enfant ! Rien, plus rien que le souvenir !

Après un instant de silence, il s’avança lentement dans un autre sentier et s’enfonça plus avant dans les massifs de verdure ; de temps en temps, il s’arrêtait devant les objets qui lui étaient chers à titre de témoins des émotions qui jadis avaient remué son cœur, et qui lui parlaient de celle dont il déplorait si amèrement la perte. Au bord de l’étang, il contempla d’un œil troublé le rapide essaim des dorades, et plus loin, le long de la grande allée, son regard se fixa avec une sorte d’amour sur les œillets qu’elle avait élevés et soignés avec une si tendre sollicitude.

Il poursuivit sa rêverie et continua de se plaindre à tout ce qui l’avait connue, à tout ce qu’elle-même avait aimé. Enfin, épuisé par cette surexcitation morale, il s’affaissa sur un siège à l’ombre du catalpa. Depuis longtemps, il était là tout entier à sa douleur, lorsque la fermière vint à lui un livre à la main, et lui dit d’une voix joyeuse : — Monsieur, voici un livre dans lequel Mlle Lénora avait l’habitude de lire ; mon homme a reconnu hier, au marché le paysan qui l’avait acheté le jour de la vente ; il a accompagné le paysan jusque chez lui pour vous rapporter le livre. Cela doit être bien beau mon homme dit qu’il s’appelle Lucifer.

Pendant que la fermière parlait ainsi, le jeune homme avait pris le livre avec une joie profonde ; il le feuilletait sans paraître faire attention à ce que disait la brave femme. Enfin il leva les yeux sur celle-ci et lui dit avec un affectueux sourire : — Je vous remercie de votre amicale attention, excellente mère Beth ; vous ne pouvez savoir combien je suis heureux chaque fois que je retrouve une chose qui a appartenu à votre maîtresse. Soyez sûre que je n’oublierai pas vos bons services.

Après avoir adressé ce remerciement à la fermière, il reprit le livre et parut lire attentivement. Néanmoins la bonne femme ne s’éloigna pas et ajouta bientôt d’un ton attristé : — Monsieur, me permettez-vous de vous demander s’il n’est pas encore arrivé de nouvelles de notre demoiselle ?

Le jeune homme secoua négativement la tête et répondit : — Pas la moindre nouvelle, hélas ! mère Beth ! Toutes mes recherches sont inutiles.

— Cest pourtant bien malheureux, monsieur. Dieu sait où elle est maintenant et ce qu’elle souffre ! Elle m’a dit, lors de son départ, qu’elle travaillerait pour son père ; mais, pour gagner de ses mains de quoi vivre, il faut avoir travaillé depuis ses jeunes années. Ah ! quand j’y pense, mon cœur s’en va… Notre bonne demoiselle qui doit peut-être servir les gens, et, comme une pauvre esclave, se tue pour avoir un mauvais morceau de pain….. J’ai servi aussi, moi, monsieur, et je sais ce que c’est que de travailler du matin au soir pour les autres ! Et elle est si belle, si savante, si bonne, si bienfaisante ! C’est terrible ; je ne sais m’empêcher de pleurer quand je songe à sa misérable vie…

Elle était en effet sur le point de pleurer, et essuya deux grosses larmes qui débordaient. Le jeune homme, ému par le ton sympathique de sa voix, demeurait immobile, les yeux fixés sur la table. Tout à coup il se leva, et montrant du doigt la route qui conduisait au château : — Écoutez ! n’entendez-vous rien ? s’écria-t-il.