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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/412

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— Non, elle ne sait rien, ni sur notre nom ni sur notre pays.

— Continue, Lénora, tu piques ma curiosité. Je vois bien que tu veux me tourmenter.

— Eh bien ! père, puisque vous êtes bien fatigué, je vais abréger. Mme de Royan m’a reçue avec beaucoup d’affabilité ; elle m’a fait compliment sur mes belles broderies, puis elle m’a interrogée sur nos malheurs passés, et m’a consolée et encouragée. Et voici ce qu’elle m’a dit en me faisant donner la toile par sa femme de chambre : « Allez, mon enfant, travaillez avec courage et soyez toujours aussi sage ; je serai votre protectrice. J’ai moi-même passablement de couture à faire faire ; vous allez travailler pour moi seule pendant deux mois peut-être, mais ce n’est pas assez : je vous recommanderai à mes nombreuses connaissances, et je veillerai à ce que vous trouviez dans votre travail de quoi vous mettre, vous et votre père malade, au-dessus de tout besoin… » Et les larmes aux yeux j’ai saisi sa main et l’ai baisée. Cette noble et délicate façon d’agir, qui me donnait, non une aumône, mais du travail, m’avait profondément touchée. Mme de Royan lut ma reconnaissance dans mes yeux, et me dit avec plus de bienveillance encore, en me posant la main sur l’épaule : « Et maintenant, courage, Lénora ; un temps viendra où vous devrez prendre des apprenties pour vous aider, et c’est ainsi qu’on arrive par degrés à devenir maîtresse d’atelier. » Oui, père, voilà ce qu’elle a dit : je sais ses paroles par cœur.

Elle s’élança vers son père, l’embrassa, et lui dit avec effusion : — Qu’en dites-vous maintenant, père ? Ne sont-ce pas là de bonnes nouvelles ? Qui sait ? des apprenties, un atelier, un magasin, une servante… Vous tenez les livres et faites l’achat des étoffes ; je suis dans l’atelier, derrière un comptoir, surveillant le travail des ouvrières. mon Dieu, c’est beau pourtant d’être heureux et de savoir qu’on doit tout au travail de ses mains ! Alors, mon père, votre promesse serait bien remplie ; alors vous pourriez passer vos vieux jours dans un doux bien-être.

Le sourire de M. de Vlierbecke était si serein, une si vive expression de bonheur se reflétait sur son visage amaigri, qu’on voyait qu’il s’était laissé fasciner par les paroles de sa fille au point d’oublier tout à fait leur situation présente. Le vieux gentilhomme paraissait tout consolé ; un nouveau courage brillait dans ses yeux noirs, et son regard s’était tout à fait rasséréné. Il s’approcha de la table, et dit en ouvrant le rouleau de papier : — J’ai un peu de travail aussi, Lénora. M. le professeur Delsaux m’a donné quelques morceaux de musique à copier pour ses élèves ; cela me rapportera bien quatre francs en une couple de jours. Maintenant demeure un peu tranquille, ma chère fille ; mon esprit est encore si distrait, qu’en parlant je ferais trop de fautes et gâterais peut-être le papier.

— Je puis chanter pourtant, n’est-ce pas, père ?

— Oh ! oui ; loin de me troubler, ton chant me réjouit au contraire, sans détourner mon attention…

Le père se mit à écrire tandis que Lénora, d’une voix douce, mais joyeuse, redisait toutes ses chansons et épanchait son cœur dans de ravissantes mélodies ; elle cousait en même temps d’une main diligente, et jetait de temps en temps un regard sur son père, épiant sur son front, pour la combattre au besoin, toute pensée triste qui aurait pu se glisser dans son esprit.