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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/448

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traité[1], comme celui de Saci, dédié à Mme de Lambert ; c’est une suite de maximes placées les unes après les autres sans autre unité que celle du sujet, et formant à peine deux petites pages ; c’est évidemment une réponse à quelqu’un de la société de Mme de Sablé qui devant elle avait exprimé de basses pensées sur l’amitié. Ce quelqu’un-là est, à n’en pouvoir douter, La Rochefoucauld. Il avait communiqué à Mme de Sablé sa maxime sur l’amitié : « L’amitié[2] la plus désintéressée n’est qu’un trafic où notre amour-propre se pro- pose toujours quelque chose à gagner. » Loin d’effacer cette triste maxime, deux ans avant sa mort il l’étendit de la façon suivante : <(Ce que les hommes ont nommé amitié[3] n’est qu’une société, qu’un mesnagement réciproque d’intérests, et qu’un eschange de bons offices ; ce n’est enfin qu’un commerce où l’amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner. » Le cœur de Mme de Sablé lui fournit des pensées d’un ordre bien différent. Elle prend à tâche de combattre sur tous les points la maxime de La Rochefoucauld, sans s’écarter jamais de cette parfaite mesure qui est le trait distinctif de son esprit et le signe de la vérité en toutes choses, mais qui rarement est accompagnée d’un grand éclat. Elle sépare nettement l’amitié de l’intérêt ; elle montre qu’il se fait bien dans l’amitié un échange de bons offices, mais que l’amitié est autre chose encore que l’espoir de cet échange. Elle va jusqu’à distinguer, et selon nous avec raison, l’amitié de l’inclination naturelle, du goût

  1. C’est ainsi que l’appelle La Rochefoucauld. M. d’Andilly le vante encore plus que l’écrit sur l’éducation des enfans : « Ce 28 janvier 1661. En vérité, c’est moi qui puis dire sans vous flatter que, quelque bien que vous ayez toujours écrit, vous écrivez encore mieux que vous n’avez jamais fait ; ce qui vient, à mon avis, de ce que le jugement croist sans cesse et se sert ainsi avec plus d’art et de conduite des lumières de l’esprit. Il n’en faut point de meilleure marque que ce que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer touchant l’amitié. Rien n’est plus beau, plus juste et plus véritable. Mais ce qui me le fait encore plus estimer, c’est que, quelque grands que soient vostre jugement et vostre esprit, ils y ont beaucoup moins de part que vostre cœur. Il faut sentir ces choses-là pour les pouvoir penser et les pouvoir dire. » Supplément français, 3029, 8.
  2. Édition de 1665, maxime XCIV.
  3. Édition de 1678, maxime LXXXIII.