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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/458

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a pas introduit le goût de ce genre d’occupation, il l’y a trouvé, et il a fait des maximes parce que tout le monde en faisait autour de lui. Otez la société du Luxembourg et les Divers Portraits de Mademoiselle ; vous n’auriez jamais eu le Portrait de La Rochefoucauld par lui-même. De même, ôtez la société de Mme de Sablé, et la passion des sentences et des pensées qui y régnait ; jamais La Rochefoucauld n’eût songé ni à composer ni à publier son livre. Il est bien loin de se donner pour l’inventeur de cette manière de passer le temps. Dans ses lettres, il se plaint assez souvent que d’un délassement on lui ait fait une fatigue, et il reproche à Esprit d’avoir suscité en lui le goût des sentences pour troubler son repos. Il en envoie à Esprit pour obéir à ses instances, il en envoie à Mme de Sablé, et lui demande en retour quelque bon plat ou quelque bonne recette. « Voilà tout ce que j’ai de maximes ; mais comme on ne fait rien pour rien, je vous demande un potage aux carottes[1], un ragoût de mouton, etc. » C’est ainsi que les Maximes ont été faites. La Rochefoucauld a la courtoisie de dire à Mme de Sablé et à Esprit qu’elles sont à eux autant qu’à lui, et il y a eu de bonnes gens, même de nos jours, qui l’ont pris au mot ; mais il faut bien s’entendre ici. Oui, encore une fois, La Rochefoucauld a trouvé la matière de la plupart de ses maximes dans les conversations qui avaient lieu chez Mme de Sablé, dans leur commun retour sur le passé, dans les aventures dont s’entretenait la compagnie et qui faisaient alors du bruit, dans l’histoire de M. tel et de Mme telle, surtout dans sa propre histoire. Cela est si vrai qu’avec les Maximes on éclaire la vie de La Rochefoucauld et l’histoire même de son temps, comme on peut suivre la marche opposée et répandre un grand jour sur certaines maximes, en les rapportant aux circonstances, aux choses et aux personnes qui vraisemblablement leur ont donné naissance. Il y avait chez Mme de Sablé, comme dans toutes les petites sociétés, une sorte de fonds commun ; on s’occupait à peu près des mêmes sujets, mais chacun y apportait une tournure d’esprit particulière, et mettait son cachet à ce qu’il faisait. Quand La Rochefoucauld avait composé quelques sentences, il les mettait sur le tapis avant ou après dîner, ou il les envoyait au bout d’une lettre. On en causait, on les examinait ; on lui faisait des observations dont il profitait ; on a pu lui ôter des fautes, mais on ne lui a prêté aucune beauté : il n’y a pas un tour délicat et rare, un trait fin et acéré, qui ne vienne de lui, ou ces messieurs et ces dames ont donné généreusement tout leur talent à La Rochefoucauld, et n’en ont pas gardé pour eux-mêmes.

  1. Les éditeurs mettent « un potage avec carottes. » Quelle distraction, bon Dieu ! et comme Mme de Sablé se serait emportée contre ces maladroits éditeurs qui gâtent ainsi ses potages !