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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/476

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Le livre tant travaillé, revu et corrigé d’avance, pour ainsi dire, parut enfin au commencement de l’année 1665. La Rochefoucauld s’était ménagé bien des appuis, de pieux et puissans protecteurs, d’illustres et gracieuses protectrices. Il fit plus : il écrivit un Avis au lecteur pour le séduire aussi, et Segrais, dont la plume était au service de La Rochefoucauld comme de Mme de Lafayette, composa un long Discours qu’on mit en tête de l’ouvrage, et qui en est une apologie régulière en quatre points. Toutes les difficultés qui avaient été et peuvent encore être faites y sont méthodiquement réfutées. La Rochefoucauld a grand soin d’y faire dire par Segrais qu’il n’est pas un auteur, qu’il n’y prétend pas, et qu’on lui a arraché cet écrit. « Il est aisé de voir que cet ouvrage n’étoit pas destiné pour paroistre au jour. C’est une personne de qualité qui l’a fait, mais qui n’a écrit que pour soi-mesme, et qui n’aspire pas à la gloire d’estre auteur. Si par hasard c’étoit M***, je puis vous dire que son esprit, son rang et son mérite le mettent fort au-dessus des hommes ordinaires, et que sa réputation est établie dans le monde par tant de meilleurs titres, qu’il n’a pas besoin de composer des livres pour se faire connoistre. Enfin, si c’est lui, je crois qu’il n’aura pas moins de chagrin de savoir que ces Réflexions sont devenues publiques, qu’il en eut, lorsque les Mémoires qu’on lui attribue furent imprimés. »

Pour soutenir et achever la comédie, La Rochefoucauld demanda à Mme de Sablé de lui faire un article dans le seul journal littéraire du temps, qui commençait à paraître cette année même, le Journal des Savans, et la complaisante amie écrivit un article qu’elle lui soumit. Mme de Sablé y faisait en quelque sorte l’office de rapporteur ; elle exposait les deux opinions qui partageaient sa société, et à côté de grands éloges elle avait mis quelques réserves. Tout cela ne plut guère à La Rochefoucauld, qui pria Mme de Sablé de changer un peu ce qu’elle avait fait. Celle-ci, à ce qu’il paraît, n’y put réussir, et elle adressa de nouveau son projet d’article à La Rochefoucauld, lui avouant qu’elle a laissé ce qui lui avait été sensible, mais l’engageant à user de son article comme il lui plairait, à le brûler ou à le corriger à son gré. Ce billet d’envoi dont on a donné quelques lignes, mérite bien d’être fidèlement reproduit, parce qu’il est joli et qu’il éclaire les ombrages et les petites manœuvres de l’amour-propre de La Rochefoucauld :


« Ce 18 février 1665.

« Je vous envoyé ce que j’ai pu tirer de ma teste pour mettre dans le Journal des Savants. J’y ai mis cet endroit qui vous est le plus sensible[1], afin que cela vous fasse surmont r la mauvaise honte qui vous fist mettre la préface[2] sans y rien retrancher, et je n’ai pas craint de le mettre, parce

  1. Il y avait d’abord : « Cet endroit seul par où l’on vous condamne. »
  2. Probablement la préface de Segrais.