Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/513

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

porte. Ils se lèvent alors, leur barque se charge d’êtres invisibles ; au retour, elle est plus légère. Plusieurs de ces traits feraient croire que la renommée des mythes de l’Irlande pénétra, vers le ier ou le IIe siècle, dans l’antiquité classique[1]. On ne saurait douter du moins, après les belles recherches de MM. Ozanam, Ch. Labitte, Th. Wright, qu’au nombre des thèmes poétiques dont l’Europe est redevable au génie des Celtes, il faut compter le cadre de la Divine Comédie.

On conçoit que cet invincible attrait pour les fables ait dû fort discréditer la race celtique auprès des nations qui se croyaient plus sérieuses. Chose étrange en effet, tout le moyen âge, en subissant l’influence de l’imagination celtique et en empruntant à la Bretagne et à l’Irlande une moitié au moins de ses sujets poétiques, se crut obligé, pour sauver son honneur, de décrier et de plaisanter le peuple auquel il les devait. C’est bien à Chrétien de Troyes, par exemple, qui passa sa vie à exploiter pour son propre compte les romans bretons, qu’il appartient de dire :


Les Gallois sont tous par nature
Plus sots que bêtes de pâture.


Ces belles créations, dont le monde entier devait vivre, je ne sais quel chroniqueur anglais crut faire un charmant calembour en les appelant les niaiseries dont s’amusent les brutes de Bretons. Ces admirables légendes religieuses, auxquelles nulle autre église n’a rien à comparer, les Bollandistes devaient les exclure de leur recueil comme des extravagances apocryphes. Le penchant décidé de la race celtique vers l’idéal, sa tristesse, sa fidélité, sa bonne foi, la firent regarder par ses voisins comme lourde, sotte, fabuleuse. On ne sut pas comprendre sa délicatesse et sa fine manière de sentir. On prit pour de la gaucherie l’embarras qu’éprouvent les natures sincères et sans replis devant les natures plus raffinées. Ce fut bien pis encore quand la nation la plus fière de son bon sens se trouva vis-à-vis du peuple qui en est malheureusement le plus dépourvu. La pauvre Irlande, avec sa vieille mythologie, avec son purgatoire de saint Patrice et ses voyages fantastiques de saint Brandan, ne devait pas trouver grâce devant le puritanisme anglican. Il faut voir le dédain des critiques anglais pour ces fables, et leur superbe pitié pour l’église qui pactise avec le paganisme au point de conserver des pratiques qui en découlent d’une manière si notoire. Assurément voilà un zèle louable et qui part d’un bon naturel ; cependant, quand ces imagi-

  1. Voir sur ce sujet les vues ingénieuses de M. F.-G. Welcker, Kleine Schriften, 2e part., p. 19 et suiv.