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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/550

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je ne veux rien repousser de ce que ma mémoire me représente ; je veux reprendre de cette chère morte tout ce qu’on peut reprendre à un cercueil. Elle semblait une de ces élégantes et saintes filles de condition dont nous entretenait récemment un philosophe initié aux plus intéressans mystères de l’histoire. Elle avait l’air d’une de ces épouses que Dieu au XVIIe siècle se choisissait dans les meilleures maisons ; elle était si élancée et si mince, que sa taille, sans être élevée, avait toute la dignité des hautes statures. Ses cheveux étaient de ce blond à l’éclat voilé que l’on appelle le blond cendré. C’était une de ces chevelures où la bouche voudrait se poser, non point pour y jeter ces âpres baisers que célèbrent les chansons d’amour, mais pour y aspirer une de ces joies qui donnent l’idée d’une étrange clarté à l’esprit, l’impression d’une fraîcheur surnaturelle au cœur. Ses yeux avaient ce mystère des regards où Dieu a mis la beauté ; ils renfermaient toute sorte de secrets qu’elle ne connaissait pas. Malgré mon intention de tout dire, je ne parlerai point de ses lèvres ; maintenant encore je vois trop le sourire qui les animait. Jamais une vulgarité ne l’a effleurée. Elle avait une grâce exquise, et l’on sentait cependant qu’elle n’avait point vécu là où on est réputé apprendre toutes les élégances. Gertrude était restée jusqu’au jour de son mariage dans une profonde solitude ; elle n’avait point quitté le château de Pérenne, qui appartenait au marquis de Pérenne, l’oncle de Thierry. « Rapides générations de fleurs ! » s’écrie quelque part M. de Chateaubriand en parlant des femmes qu’il a vues tour à tour passer à la clarté des lustres ; on aurait pu appliquer ce joli mot aux trois générations féminines qui habitaient Pérenne il y a quinze ans. Gertrude avait été élevée par une adorable grand’mère et par une mère ravissante. Elle avait appris à lire dans Mme de Sévigné. Le vrai monde n’était pas venu lui gâter le monde idéal où son enfance s’était développée. Son père n’avait pour tout bien qu’une terre assez vaste, mais d’un médiocre revenu. Attaché à la cause qui succomba en 1830, il ne connaissait personne dans la petite ville, toute peuplée de fonctionnaires, près de laquelle il demeurait. Il ne savait trop quel mari donner à sa fille, quand un de ses neveux, François de Gérion, eut la pensée, en revenant d’une campagne africaine, d’aller s’établir chez lui.

Gérion était tout à fait ce qu’on peut appeler un honnête homme. Il s’était vaillamment conduit dans mainte occasion. Sa physionomie était ouverte et martiale. Il dissertait volontiers sur toute chose ; seulement il n’appartenait pas à ce pays que je ne sais comment définir, où l’on parle une langue qui semble faite avec des mots connus de tous, et qui pourtant renferme de merveilleux secrets. Malheureusement Hl eut la pensée de vouloir se choisir une femme dans ce