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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/568

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apparence un peu lumineuse de pensée, elle attachait sur son cousin un regard triomphant, qui voulait dire : Eh bien ! n’avais-je pas raison ? Ce regard-là avait même parfois quelque chose de si candide, de si honnête, de si sincère dans sa vertueuse satisfaction, que Thierry faillit en être attendri.

Enfin, en dépit de ces touchans efforts, Gérion avait succombé, il était parti, il revenait, et maintenant Gertrude, à la pensée de le revoir, éprouvait une terreur indicible. — Quand il arrivera, avait-elle dit souvent, je ne sais pas ce que je deviendrai. — Elle était de ces femmes qui, du jour où le baiser d’un amant a tremblé au bout de leurs doigts, dans les anneaux de leurs cheveux, ne peuvent plus offrir un front intrépide à la bouche de leur mari. — Qu’allait-elle donc faire à présent que toute sa personne, que toute sa vie avaient changé de maître ? Je n’ose pas trop dire ce qui se passait chez Thierry; il ne se fût pas précisément conduit comme Voltaire vis-à-vis le marquis du Châtelet le soir où il s’agissait de sauver l’honneur d’Uranie, mais il n’avait pas toutes les délicatesses de sa maîtresse. Il était homme, et il avait vécu, comme on dit, ce qui exprime tant de choses. Il y avait dix années, dix années ! que dans une situation semblable, il avait failli tuer un trouble-bonheur et se tuer lui-même; il ne songeait plus maintenant à tuer personne. Il avait pris ce parti qu’on finit par prendre lorsqu’on est engagé depuis longtemps dans le pays des aventures, le parti de chercher un refuge dans une certaine insouciance aux heures où les complications menacent de devenir trop pénibles et trop nombreuses. Et cependant, je le répéterai encore, malgré ce que tout à l’heure je vais être forcé d’apprendre, il l’a aimée.

Gérion arriva un soir, au tomber de la nuit; il trouva chez lui Thierry, qui se leva et lui tendit la main de l’air le plus naturel du monde. Pérenne, puisque je ne veux rien cacher, rien altérer dans cette analyse, n’éprouva pas une grande émotion. — J’aurais cru, pensa-t-il, que ce retour m’aurait fait plus de mal. Décidément il y a de jeunes souffrances que je ne suis plus destiné à sentir. — Il s’opéra chez Gertrude une transformation effrayante : ses joues, habituellement de la couleur des roses blanches, devinrent d’une pâleur d’hostie. Elle fit un effort pour marcher au-devant de son mari; puis, à l’instant où Gérion étendait los bras vers elle et approchait la bouche de son front, elle eut une défaillance, une vraie défaillance : la mort semblait la prendre en pitié et jeter son voile sur elle. — Gertrude ? ma femme ! ma chère femme ! s’écria Gérion, qu’as-tu ? réponds-moi.

C’était la première fois que Pérenne entendait Gérion tutoyer sa femme. Il éprouva, lui qui tout à l’heure n’avait rien senti, un brusque