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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/581

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aussi un char. Enfin le cheval lui-même ne sait pas porter sa selle. Pour traîner ses harnais, il faut encore des chars, si bien que la semaine dernière, dans la ville de Choui-tcheou-fou, à deux heures d’ici, pour le départ de trois cents soldats, il y avait mille hommes de corvée. Ce n’est pas tout : les prétendus défenseurs de la patrie sont presque autant de brigands qui pillent l’honnête citoyen jusque dans sa maison. Dites au marché que les troupes vont passer, en un clin-d’œil vous ne verrez plus de boutiques. Pour mettre le comble à la désaffection, il se dit que les mandarins veulent lever un impôt extraordinaire. Aussi les murmures commencent-ils à éclater en sédition ; on ne se cache pas pour désirer la venue des insurgés ; pas un village qui n’aspire à passer sous leur gouvernement. On prétend même que les mandarins chinois sont tout aussi impatiens que le peuple de se soustraire à la domination tartare… Les rebelles au contraire tiennent une conduite vraiment sage. Point de pillage parmi eux, point de troubles ; des proclamations l’ont annoncé dès le principe. « Nous n’en voulons qu’aux Tartares, ont-ils dit, nous ne détruirons que les Tartares, » et les faits répondent aux paroles. A-t-on pris une ville, on tue les soldats tartares sans rémission, on ne fait aucun quartier aux mandarins mantchoux : les mandarins chinois, s’ils ne se sont point soumis d’avance, sont également massacrés ; mais le peuple, on le respecte ; mais le marchand est toujours à ses affaires, et le voyageur toujours tranquille sur sa route. »

Ce témoignage, si favorable aux rebelles, est confirmé par le vicaire apostolique du Hou-kouang, dans une lettre écrite de Hong-kong le 28 janvier 1853[1] : « Les troupes révolutionnaires paraissent bien disciplinées et sont de beaucoup supérieures à l’armée tartare en fait de tactique militaire. Elles s’annoncent partout comme aspirant à délivrer la patrie du joug des Tartares, dont elles font ressortir les vices et la tyrannie dans leurs proclamations… Les troupes impériales s’avilissent toujours davantage. Effrayées de la valeur et de l’audace des rebelles, il semble qu’elles s’étudient à éviter tout engagement avec eux, se contentant, au lieu de combattre, de leur céder leurs postes et de leur livrer l’entrée des villes. Elles ne se battent que dans des rencontres inévitables, ou quand elles voient la victoire bien assurée : mais le cas est rare. Il en résulte que les soldats de l’empereur désertent en masse et que les officiers inventent mille prétextes pour quitter le service. Même conduite de la part des mandarins civils. »

Ainsi la cause impériale était livrée sans défense à la merci des événemens. La cour de Pékin, qui ne cessait d’envoyer à ses troupes l’ordre de vaincre, ne recevait que des nouvelles désastreuses. L’ennemi avançait toujours. Il s’était emparé des barques du Yang-tse-kiang et descendait paisiblement le fleuve. Le 8 mars, il arriva sous les murs de Nankin, où les généraux de l’armée impériale avaient concentré depuis deux mois leurs dernières ressources. D’après les ordres de la cour, cette place devait être défendue jusqu’à la dernière extrémité. Le 19 mars, elle fut emportée au premier assaut ! Les rebelles tuèrent impitoyablement tous les Tartares, hommes, femmes, enfans ; on assure qu’ils massacrèrent vingt mille victimes. Dès

  1. Lettre de Mgr Rizzolati (Annales de la Propagation de la Foi, n° de juillet 1853).