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des idées européennes. En revanche, des esprits moins confians ne pressentent qu’une affreuse anarchie politique, religieuse, sociale, déchirant pendant de longues années le plus vaste empire de l’Asie. Il en est qui redoutent les persécutions pour les missionnaires protestans ou catholiques, une recrudescence de haine contre les idées étrangères. Que dire encore ? Quelques écrivains anglais signalent dans l’avenir l’entrée de la Russie en Chine, les frontières du Thibet occupées par les troupes du tsar, l’Inde menacée ! On s’est livré ainsi à des dissertations à perte de vue, et certes la matière est féconde, elle se prête avec une élasticité merveilleuse à toutes les licences de l’imagination. J’avoue qu’il me paraît très superflu de se mettre si libéralement en frais de prophéties. Il vaut mieux étudier avec attention les faits à mesure qu’ils se produisent, recueillir sans parti pris les renseignemens qui paraissent exacts (et quand il s’agit de renseignemens chinois, le choix est scabreux), les exposer simplement et laisser à la révolution elle-même le soin de révéler un jour ou l’autre le mot de son énigme. Alors que nous comprenons si peu les révolutions que nous faisons nous-mêmes, nous serions bien en peine d’expliquer celles des Chinois.

Du reste, quel que soit le dénoûment, nous pouvons dès à présent signaler les conséquences immédiates de la crise au point de vue des intérêts européens. Un grand résultat politique a déjà été obtenu : la cour de Pékin s’est décidée à invoquer, dans un moment suprême, l’appui des étrangers ; à Nankin, à Amoy, à Shanghai, les chefs des insurgés ont gardé vis-à-vis des Européens une attitude toujours courtoise. Les deux partis recherchent également la protection et l’alliance d’une poignée de barbares. Ils reconnaissent donc la supériorité des armes occidentales, et s’inclinent devant l’Europe. C’est pour nous une éclatante victoire, qui a été remportée sans combat, et qui ne semblait pas nous être si tôt promise. — Ce triomphe moral est malheureusement acheté par d’immenses pertes matérielles. Jusqu’à présent l’exportation des produits de la Chine destinés à l’Europe n’a point éprouvé de diminution sensible ; mais le commerce d’importation est gravement compromis, les ports regorgent de marchandises qui ne se vendent plus, et, pour payer les thés et les soies, l’Angleterre est obligée d’envoyer en Asie de grandes quantités de numéraire. Si l’on considère que le commerce étranger s’élève à plusieurs centaines de millions, qu’il alimente en Angleterre et aux États-Unis de nombreuses manufactures, et que, par l’opium, il soutient les finances de la compagnie des Indes, on peut se figurer la perturbation profonde que les troubles du Céleste Empire doivent produire en Europe. Que la Chine demeure au pouvoir des Tartares, ou qu’elle adopte une dynastie nouvelle, elle ressentira longtemps encore l’inévitable contre-coup d’une si violente secousse ; mais je ne saurais croire qu’une nation de trois cents millions d’âmes s’agite stérilement. Lorsque la crise sera passée, peut-être-en verrons-nous sortir comme un rajeunissement du Céleste Empire ; les antiques préjugés auront disparu ; le vif courant des idées modernes se répandra sur ce vieux sol et y déposera de fécondes semences. La révolution ouvrirait donc en Chine une ère de civilisation et de progrès, et ce ne serait, chez ce peuple si original, qu’une originalité de plus.


C. LAVOLLEE.