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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/631

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pliquer à une époque qui ne prête guère pourtant au roman et à la fiction. Cette époque que peint M. Bungener, c’est la fin du xviiie siècle, avec ses ivresses, ses corruptions et ses catastrophes. C’est vers 1780 que se reporte l’auteur, et il a ainsi le prologue du drame, le mouvement de toute cette société qui va périr, puis les scènes tragiques de la révolution, tout cela se groupant autour d’un personnage dont la destinée forme en quelque sorte l’unité de ce tableau. Il y a certes dans ces pages un remarquable talent et une connaissance familière du xviiie siècle dans ces années déclinantes. Mille détails s’enchâssent dans le récit, de manière à reproduire la physionomie de cette pauvre société française si menacée. L’idée même du livre avait sa puissance. Elle consiste à faire du héros, de Julien, un fils de Rousseau, un de ces enfans abandonnés par l’auteur d’Émile, et à le conduire pas à pas jusqu’aux scènes sanglantes du 2 septembre, où au spectacle des égorgemens il est presque tenté de maudire son père, en qui il voit l’un des premiers auteurs de la révolution. Mais où donc était la nécessité, pour développer cette idée, de faire de ce fils de Jean-Jacques un prêtre, et de mêler à ces tableaux la querelle mal déguisée du catholicisme et du protestantisme ? D’abord il est toujours d’un effet assez douteux de chercher l’intérêt d’une fiction romanesque dans les luttes intimes de la conscience d’un prêtre, et en outre la révolution française est un événement qui moins que tout autre comporte ces peintures d’antagonismes d’église. Par ce qu’elle avait de bon dans son principe, la révolution française ne faisait que réaliser dans les lois des idées consacrées par le christianisme ; par ce qu’elle avait de violent et de détestable, elle était également hostile à toutes les religions, de même qu’elle a créé une menace permanente pour toutes les sociétés modernes.

Tous, plus ou moins, les différens pays de l’Europe portent encore la marque des événemens qui ont rempli la première moitié de ce siècle, et dont le point de départ est la révolution française. C’est là ce qu’ils ont de commun. Les embarras et les crises de leur vie intérieure tiennent le plus souvent à des causes identiques. Il ne faudrait pas cependant se fier à de trop illusoires analogies. S’il y a des lois générales qui semblent dominer le développement des divers peuples de l’Europe et qui expliquent leurs révolutions, il y a dans le détail de leur histoire une infinité d’élémens locaux, nationaux, qui laissent à leur existence tout ce qu’elle a de profondément distinct. Ils peuvent marcher au même but mystérieux, ils y marchent souvent en vérité par des voies qui ne se ressemblent pas. Quelque habitude qu’on ait eue de chercher au-delà des Pyrénées un reflet des autres peuples engagés dans la même voie de tentatives constitutionnelles, il n’est point d’analogie certainement qui pût suffire à expliquer l’état actuel de l’Espagne. À considérer la Péninsule dans son ensemble, dans l’apparence, tout est calme, tout semble vivre de la vie ordinaire. Depuis dix ans, aucune insurrection sérieuse n’est venue troubler le pays. L’Espagne a même traversé avec une sorte de gloire les révolutions dernières ; les passions politiques se sont amorties dans les masses. Et cependant on ne saurait méconnaître aujourd’hui au-delà des Pyrénées tous les symptômes d’une crise imminente. La dynastie elle-même se sent peut-être menacée. Les scissions entre les hommes et les partis deviennent de jour en jour plus graves. Les oppositions coalisées deviennent de plus en plus implacables. C’est à tel point qu’on a pu voir ré-