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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/637

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souvenirs des amateurs. Depuis que Mlle Falcon a été forcée de quitter un théâtre où elle n’a pas été remplacée, un grand nombre de cantatrices se sont essayées avec plus ou moins de bonheur dans ce rôle, qui, pour n’être pas très long, n’en est pas moins l’un des plus difficiles qu’il y ait dans le répertoire moderne. Nous ne sommes pas de ceux qui refusent au virtuose le droit d’ajouter sa propre inspiration à celle du compositeur dont il interprète la pensée : quoi qu’il fasse, l’homme a besoin de liberté, et il ne peut rien résulter de grand dans les arts de la coopération d’instrumens passifs qui n’auraient pas conscience de leur activité intérieure; mais si nous refusons de souscrire à la théorie exclusive propagée par Gluck dans un temps où ce grand homme avait besoin de réagir contre la toute-puissance des sopranistes italiens, nous exigeons avec le sens commun que le virtuose respecte la conception du maître dont il est l’organe, et qu’il ne la modifie, dans les parties accessoires, que pour mieux s’en assimiler l’esprit. Cette part d’initiative réservée au virtuose dans l’exécution d’une œuvre musicale a été fort bien définie par Hegel dans son Esthétique, et c’est dans l’usage que fait le chanteur dramatique de cette part de liberté qu’on ne peut lui refuser qu’on reconnaît s’il est un véritable artiste. On voit qu’il n’y a pas de petite question où l’esprit humain n’ait à résoudre ce grand problème de la conciliation de l’ordre et de la liberté.

Le caractère de Valentine, tel qu’il a été dessiné par M. Scribe et peint par M. Meyerbeer, est tout à la fois énergique et tendre. Fille soumise, ayant dans le cœur une passion chaste et profonde, elle succombe dans une lutte sanglante en proférant le nom de son père et celui de son amant. Ce caractère de femme, qui reflète quelques lueurs de celui de Pauline dans le Polyeucte de Corneille, avait été admirablement saisi par Mlle Falcon. Elle en avait fondu les nuances dans une savante composition où sa propre inspiration s’ajoutait à celle du maître, sans en altérer l’économie. Mlle Cruvelli, au contraire, a fait jaillir du caractère de Valentine toute la partie énergique, qu’elle exprime parfois avec une crudité d’accens qui a surpris même le public de l’Opéra. Ainsi, dans le duo du troisième acte qu’elle chante avec Marcel, lorsqu’elle dit à ce vieux serviteur : Je suis une femme qui l’adore et qui mourra... mais en sauvant ses jours, Mlle Cruvelli fait un point d’orgue où du la supérieur elle descend précipitamment jusqu’au en bas, et, dans un portamento violent, elle réalise un de ces contrastes vulgaires que dédaignent les grands artistes. Ce hiatus énorme que Mme Tedesco emploie si fréquemment, et que Mme Alboni elle-même, hélas ! place quelquefois au nombre de ses séductions. Mlle Cruvelli le reproduit sans cesse et sans mesure. Dans la belle phrase du cantabile de ce même duo avec Marcel : Ah ! l’ingrat... d’une offense mortelle, la voix pleine et sonore de la jeune et belle cantatrice vibre sans efforts, et remplit la salle d’une émotion qu’on voudrait éprouver plus souvent. Dans la grande et magnifique scène du quatrième acte entre Raoul et Valentine, Mlle Cruvelli trouve quelques élans pathétiques qui désarmeraient les juges les plus difficiles, si la virtuose savait mieux en préparer l’explosion. C’est là en effet le grand reproche qu’on peut faire à Mlle Cruvelli, de manquer de prévision, et de se livrer tout entière à l’inspiration du moment. Si elle comptait moins sur son courage que sur son intelligence,