Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/760

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
752
REVUE DES DEUX MONDES.

Quelques heures après, on apportait au chalet de l’Enge le corps défiguré de Hans. Mère Trina, déjà avertie par l’oncle Job, reçut le funèbre cortège à la porte de la cabane. Elle regarda le mort pendant quelque temps, les traits crispés par une douleur farouche. — Encore un ! murmura-t-elle enfin d’un accent bref ;… mais cela devait être,… il avait vu, comme le père de Néli, le chamois d’égarement ;… c’était une annonce ! L’esprit des montagnes est le plus fort : à cette heure, le dernier des Hauser va dormir sous terre !

Et, sans ajouter une parole, elle s’assit sur une pierre, le front dans ses deux mains. Fréneli et Ulrich voulurent s’approcher, mais elle leur fit signe de la laisser seule. Ce ne fut qu’au moment des apprêts funèbres qu’elle se leva lentement, rentra dans la maison et s’occupa elle-même de l’ensevelissement de Hans. Elle veilla également près du lit mortuaire jusqu’au jour des funérailles. Les habitans de la vallée et des versans, avertis du malheur arrivé dans la montagne, étaient accourus en foule pour rendre les derniers devoirs aux restes du chasseur. Celui-ci fut étendu sur un brancard de ramées, la tête appuyée sur l’empereur des chamois qui lui avait coûté la vie. Derrière marchaient la grand’mère, le visage hagard, Ulrich ému, et Fréneli, qui ne pouvait retenir ses larmes.

Au moment où le cortége tourna le sentier qui conduisait au chalet, le soleil apparut au-dessus des hautes cimes, où il ne s’était pas montré depuis plus de quatre mois et jeta au creux de l’Enge un de ses rayons d’or. La foule entière fit un mouvement ; toutes les mains montraient la joyeuse lueur ; mère Trina elle-même tressaillit, mais elle regarda involontairement le mort, et ses yeux arides s’humectèrent.

La perte de Hans fut un coup dont elle ne se releva plus. On la vit se courber et s’affaiblir d’heure en heure, jusqu’au jour suprême, qui se fit à peine attendre quelques mois. Elle s’éteignit, les yeux fixés sur la sombre armoire de noyer qu’elle avait fait ouvrir à l’approche de son agonie, et où la dépouille du dernier chamois tué par Hans avait été jointe aux autres.

Désormais seule et maîtresse de son sort, Fréneli devint la femme d’Ulrich et se laissa emmener à Mérengen, où l’oncle Job ne tarda pas à les rejoindre. Quiconque parcourt les vallées de l’Hasli, les hauteurs du Brunig et de la Grande-Scheideck, ou les abords du Grimsel, est à peu près certain de rencontrer encore l’infatigable chercheur de cristaux, errant dans les sentiers les plus perdus, et livrant aux brises des montagnes ses vieux airs de psaumes, qu’accompagnent comme un orgue prodigieux le roulement des cascades et la rumeur des avalanches.


Émile Souvestre.