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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/808

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conduiraient comme ils ont fait, mais rien n’empêchait absolument qu’ils fussent autres, puisque des L’Hôpital et des Henri IV étaient au monde. On ne saurait exonérer les hommes de toute responsabilité, pour cette raison qu’ils étaient faits d’une certaine manière, et les personnages historiques, bien plus lésinasses elles-mêmes, rois et sujets, petits et grands, sont justiciables de l’histoire. Il y a un caractère national apparemment, il y a un esprit national, l’un et l’autre s’est formé librement, quoique sous le poids des circonstances ; l’un et l’autre est en grande partie responsable du bonheur, de la gloire et de la liberté des nations.

Pour faire de l’histoire deux parts, l’une qui se termine avec le dernier siècle, l’épopée de l’égalité sociale, l’autre qui commence en 1789, le drame de la liberté constitutionnelle, il faudrait au moins être sûr que les faits cadrent avec cette division. Il faudrait, entre autres choses, que la révolution de 1789 n’eût pas été elle-même une révolution sociale. Or c’est ce que la brochure de Sieyès, cet oracle de la philosophie démocratique, ne saurait laisser indécis, et peut-être même doit-on confesser que, de la révolution française, l’œuvre sociale est encore la seule qui ait réussi. Des habiles se trouveraient au besoin pour nous enseigner, les uns, qu’elle devait seule réussir, les autres, qu’elle n’est encore qu’au premier pas que bien d’autres doivent suivre. Or cette doctrine est précisément celle de nos historiens transportée dans les temps actuels. Il leur a plu de séparer dans le passé l’égalité et la liberté, et d’écarter la seconde comme intempestive et impraticable. Sont-ils en mesure de répondre aux historiens qui voudraient continuer cette séparation dans l’avenir ? N’ont-ils pas défini le fond permanent de la situation nationale en telle sorte qu’ils ne soient plus libres ensuite de le changer à volonté, et peuvent-ils s’assurer de n’avoir pas mis des preuves, des argumens et des formules au service de l’absolutisme socialiste ? Les événemens peuvent trop souvent la reproduire, cette distinction fatale dont ils font la loi de notre histoire. Les Louis XIV et les Richelieu ne sont pas les seuls qui pourraient voir tout le génie de la France dans un nivellement administratif, et de généreux historiens se trouveraient comme à leur insu les précurseurs et les garans des sophistes des jours d’abaissement. Concluons qu’au-dessus des faits plane une raison libre ; au-dessus de l’histoire, une morale de l’histoire. L’impartialité n’est pas l’optimisme, la science des causes n’est pas le fatalisme, car la cause des causes en ce monde est la volonté de l’homme, les nations ne sont d’ordinaire que ce qu’elles ont voulu, et n’obtiennent que ce qu’elles ont mérité.


CHARLES DE RÉMUSAT.