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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/841

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tous les cas, pesait-il toutes les éventualités, même les plus graves qui sont survenues depuis. Dans tout le cours de cette affaire, cela n’est point douteux, l’initiative appartient le plus souvent à la France. Cette initiative, la France la prenait encore récemment, — lord Clarendon lui-même l’atteste, — dans les instructions données aux amiraux pour détendre dans la Mer-Noire non-seulement le territoire, mais encore le pavillon ottoman. Un autre mérite du gouvernement français, c’est d’avoir toujours cru à l’accord nécessaire, inévitable de l’Angleterre, et de la France, ainsi que cela s’est réalisé en effet. Et cet accord une fois réalisé, quelle a été la politique des deux cabinets ? Ont-ils agi légèrement ? ont-ils pris une attitude agressive dans leurs actes et dans leur langage ? Ils n’ont cessé au contraire d’agir dans le sens le plus conciliant, tenant compte à la Russie des engagemens de sa politique, et se bornant à lui rappeler qu’il y avait là aussi un intérêt européen en cause. Certes la limite la plus extrême à laquelle pût atteindre la modération, c’est la première note devienne. La France et l’Angleterre blâmaient même la Turquie donc l’avoir point acceptée, et elles en étaient immédiatement punies par le commentaire de, M. de Nesselrode, qui faisait de cette note le synonyme de l’ultimatum du prince Menchikof.

Lorsque, par une violation palpable des traités, la Russie a envahi les provinces danubiennes, la France et l’Angleterre se sont-elles crues dégagées elles-mêmes de ces traités ? Elles se sont bornées à faire approcher leurs flottes, en les retenant dans les eaux libres de Besika. C’est là ce que la Russie a appelé une occupation maritime. Qu’a-t-il fallu enfin pour provoquer l’entrée des flottes dans les Dardanelles d’abord, dans la Mer-Noire ensuite ? Il a fallu la guerre flagrante sur le Danube et le désastre naval de Sinope. On ne saurait disconvenir qu’il devait être désagréable à la Russie de voir ses vaisseaux exposés, ce sont les instructions, à être reconduits dans leurs ports par des vaisseaux français ou anglais ; mais à moins d’abandonner le principe qu’elles avaient hautement professé, comment l’Angleterre et la France auraient-elles agi autrement ? Et encore dans ces conditions ont-elles pris soin doter à cet acte décisif tout caractère agressif vis-à-vis de la Russie, pour ne lui laisser que le sens d’un acte de défense et de protection vis-à-vis de la Turquie, frappée jusque sous le canon de nos vaisseaux. Chaque acte des deux puissances de l’Occident n’a eu ainsi pour but que de montrer en quelque sorte à la Russie la limite qu’elle ne pourrait pas franchir, d’affirmer de plus en plus, à mesure que les circonstances s’aggravaient, le principe invariable de l’intégrité de l’empire ottoman, — et c’est par une subtilité singulière que le gouvernement russe, après l’invasion des principautés, a pu se dire attaqué par la Turquie, et a pu voir, après le coup de Sinope, un acte d’agression dans l’opération des flottes combinées. Aussi est-ce avec juste raison que, dans une dernière dépêche, en date du 1er février 1854, au général de Castelbajac, M. le ministre des affaires étrangères de France repousse cette responsabilité. La vérité est qu’en dehors de ces subtilités du cabinet de Saint-Pétersbourg, il n’a cessé de se manifester dans cette crise un antagonisme direct, puissant, entre la politique russe allant hardiment à ses fins et l’intérêt européen contraint à se défendre sans sortir de la modération, mais sans s’abandonner lui-même.