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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/85

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madrigal parfaitement choisi pour la circonstance, et dont la mélodie légère flottait à la surface de l’âme comme une fleur à la surface d’un lac paisible,

Cantando un di sedea
Laurinda al fonte.

« — Un jour Laure chantait assise au bord d’une fontaine,» — et ces paroles étaient emportées sur l’aile d’une phrase rapide que les deux voix répétaient tour à tour avec une extrême délicatesse. Arrivée à ce passage où Laure demande au zéphyr de « rafraîchir de son haleine l’air embrasé, » la voix de Beata fît ressortir avec un goût exquis cette modulation qui rend si bien l’affaissement qu’on éprouve pendant les fortes chaleurs de l’été, et, appuyant avec grâce sur la note de naturel qui ramène le motif au ton de la majeur, les deux voix recommencèrent leur charmant badinage qu’on aurait pu comparer à une églogue de Virgile mise en musique par Cimarosa[1]. Ces deux jeunes filles aussi pures que les rayons de la lune qui les éclairait, debout en face d’une rivière dont les eaux limpides reflétaient leur image, chantant une mélodie suave que la brise disséminait comme un parfum dans l’espace, formaient un tableau qu’on ne voit qu’une fois dans la vie, et qui laisse dans l’imagination des souvenues ineffaçables. Chaque note qui s’échappait de la bouche de Beata tombait dans le silence de la nuit comme une étoile d’or qui se détache de la voûte des cieux, et les deux voix, d’un timbre différent, se mariaient dans un accord harmonieux.

Un long silence succéda à ce morceau. Chacun semblait vouloir conserver le plus longtemps possible l’émotion exquise dont il était pénétré, lorsqu’on entendit au loin, sur le canal, un murmure de voix confuses. Les voix s’étant approchées de la villa Grimani, on reconnut que c’était une barque remplie d’ouvrières en soie qui retournaient à Venise après avoir achevé leur journée. Elles chantaient une mélodie populaire d’un accent mélancolique dont les paroles, en dialecte vénitien, étaient la traduction libre d’une strophe de la Jérusalem délivrée[2]. « La fleur de la jeunesse ne dure qu’un instant et s’enfuit avec le jour qui passe. Le printemps reviendra, mais la jeunesse ne reviendra pas avec lui. Cueillons la rose de la vie qui perd si vite sa fraîcheur; aimons, aimons, tandis que nous pouvons être payé de retour. »

La barque glissa rapidement et disparut comme un rêve de bonheur.

  1. Le duo de l’abbé Clari dont il est question ici est connu à Paris depuis une trentaine d’années. Chanté d’abord aux exercices de l’école Choron, les amateurs et les artistes l’ont ensuite répandu dans les salons et dans les concerts publics.
  2. La quinzième strophe du chant XVIe.