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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/936

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crainte que, libres toutes deux, elles ne se tournent contre lui[1]. » On sait que, durant tout le cours de la campagne de Russie, l’attitude du corps auxiliaire autrichien, commandé par le prince Schwarzenberg, préoccupa aussi vivement Napoléon que le mouvement des forces russes, et personne n’ignore que le seul résultat des relations de famille établies avec la cour de Vienne fut de déguiser à Prague sous la forme d’une médiation armée une défection que d’invincibles antipathies nationales rendaient inévitable. Le mariage autrichien ne servit donc qu’à maintenir l’empereur Napoléon dans une dangereuse sécurité sur l’avenir de sa dynastie. Il conservait cette confiance à Châtillon et l’entretenait encore à Fontainebleau, au moment même où les cours coalisées prononçaient d’une commune voix une déchéance que tous ses maréchaux venaient le supplier de ratifier.

Comment n’eut-il pas le pressentiment de sa destinée en se voyant engagé dans des solitudes sans bornes à la tête d’une armée où marchaient côte à côte avec ses soldats les vaincus d’Iéna et de Wagram, et ces Saxons, ces Wurtembergeois, ces Bavarois, que l’agrandissement personnel de leurs princes ne consolait pas de l’abaissement de la commune patrie ? Parvenu aux bords de l’Hypasis, Alexandre, pour ranimer l’ardeur de ses Macédoniens, leur montrait à côté d’eux des Perses et des Scythes, des Bactriens et des Sogdiens, engagés dans l’entreprise dont les obstacles les effrayaient pour la première fois ; mais au fond ces dangereux auxiliaires lui inspiraient une méfiance qu’il ne cachait point, et il n’était pas moins alarmé en contemplant sur les fiers visages de ses soldats, blanchis sous tant de climats divers, des traces non équivoques de mécontentement et de lassitude. Puissans comme des rois et comblés de richesses, ils n’aspiraient plus qu’à mettre tant de biens à l’abri des chances de la guerre et de la fortune[2].

Napoléon avait lu Ouinte-Curce, et de tels souvenirs étaient perdus pour lui ! De plus en plus fasciné par cette idée de suzeraineté continentale qui le touchait seul dans la France entière, mais dont il venait de savourer à Dresde les voluptés enivrantes, il ne comprenait pas en 1812 les froideurs de l’opinion, et s’indignait de l’attitude de ses plus fidèles compagnons d’armes. Il n’entendait pas les bruits sourds qui s’élevaient de l’Allemagne, déjà remuée dans ses

  1. M. Bignon, Histoire de Francs sous Napoléon, t. X.
  2. « Nunc nos Scythae sequuntur ; Bactriana auxilia prœsto sunt, Dahœ, Sogdianique inter nos militant ; nec tamen illi turbœ coufido… Interdûm dubitabat an Macedones, tot emensi spatia terrarum, in acie et in castris senes facti, per objecta flumina, per tot naturae obstantes difficultates secuturi essent ; abundautes onustosque praeda, magis parta frui velle quam acquirenda fatigari : non idem sibi et militibus animi esse : se totius orbis imperium mente complexum, militem, labore defatigatum, proximum quemque fructum finito tandem periculo expetere. » {De Vitâ Alexand., lib. IX.)