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c’est Erskine qui ne fut pas plus heureux. L’usage était d’inviter à dîner pour le jour de cette réception ceux qui avaient été présentés à une réception précédente. Fox dîna donc au palais. Le premier consul causa beaucoup, et après le dîner, qui fut fort court, un petit nombre de personnes furent engagées à le suifre dans les appartemens de Mme Bonaparte. S’il faut en croire les personnes qui virent Fox à son retour des Tuileries, il revint plus amusé de sa soirée que frappé du génie de son illustre interlocuteur. Le maître de la France lui avait paru un peu enivré de sa fortune, mais sincère dans son désir de maintenir la paix. Il s’était même donné dans la conversation le divertissement de reprendre la thèse de l’abbé de Saint-Pierre : « Il n’y a au fond, dit-il, que deux nations ; l’une habite l’Orient, l’autre l’Occident. Anglais, Français, Allemands, sont de même race. Toute guerre est une guerre civile. » C’est dans cet entretien que, le consul ayant accusé des collègues de Pitt, et nommément Windham, d’avoir trempé dans quelque complot contre sa vie, Fox les disculpa avec chaleur et n’omit rien pour dissiper de si tristes soupçons.

La conversation de l’empereur était incomparable : c’est le témoignage de tous ceux qui l’ont approché en étant capables d’en juger. Cependant, quoiqu’il ne parlât pas sans calcul, il parlait sans beaucoup de choix. Aucun homme n’a plus tiré parti de ses dons naturels et n’a plus cherché l’effet tout en se laissant aller. Cet air d’abandon dans une position souveraine était un attrait de plus ; mais, en improvisant beaucoup, il pouvait ne pas toujours tomber sur les pensées les plus propres à donner de son esprit la plus haute et par conséquent la plus juste idée. D’ailleurs on a beau être Napoléon, on ne connaît pas tous les hommes, et j’ajouterai que, de toute la nature humaine, la nature anglaise n’est pas celle qu’il a le mieux comprise. Aucun de ses jugemens sur les Anglais n’est fort remarquable, et, dans la paix comme dans la guerre, il leur a rarement tenu le langage le mieux adapté à l’effet qu’il voulait produire. Sa simplicité dans les relations ordinaires, sa gravité dans les relations officielles, leur convenaient ; mais, quand il s’animait, il s’animait trop pour eux, et le ton inégal de son discours, tour à tour familier et théâtral, ce mélange d’imagination et de passion qui entrecroisait les traits brillans et les mauvaises raisons, n’allaient pas toujours à leur manière positive et pratique de concevoir les choses. Ils disent encore aujourd’hui, en admirant beaucoup lord Chatham, que sa façon de penser et de parler était peu anglaise. Il y a entre le génie et le sens commun une lutte secrète dans laquelle le sens commun n’a pas toujours raison. Les Anglais, tant que Napoléon a vécu, ont trouvé que le génie avait tort.

Cependant il plut à Fox ; il avait la sincérité de la conversation