Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/298

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

changer de place pour que le valet pût faire tourner les chevaux et la charrue. Tout à coup Wojtêch s’arrête, et, sans regarder son jeune maître, il lui dit de cet accent bourru qui lui était familier : — As-tu quelque ordre à me donner de la part de ton père, mon petit gars ?

« Anschel n’eut pas l’air de remarquer cette désignation méprisante. Au milieu de l’enthousiasme qui faisait bondir son cœur, c’était assez pour lui que le valet de charrue l’eût jugé digne de lui adresser la parole.

« — Mon père ne m’a donné aucune commission pour toi, répondit-il d’une voix humble, comme si Wojtêch eût été son supérieur, et un de ces supérieurs qui tiennent entre leurs mains le sort de leurs subordonnés.

« Le valet parut réfléchir longtemps à cette réponse. Il tira de sa poche une bourse à tabac en peau de truie, bourra sa pipe et essaya de l’allumer. Anschel le regardait faire avec une attention inquiète ; oui, il était inquiet et presque effrayé, car le valet, n’ayant pas réussi à faire brûler son tabac du premier coup, replaça de l’amadou sur la pierre à feu avec un mouvement de colère, et se mit à battre le briquet aussi violemment que s’il eût eu à dompter un cheval emporté.

« Il réussit enfin, et, après avoir tiré de sa pipe quelques bouffées de tabac pour s’assurer qu’elle allait bien, il remit la bourse de cuir dans sa poche, aspira encore une vigoureuse bouffée qui se répandit sur les sillons comme un léger nuage, et s’installa de nouveau à sa charrue. Anschel sentit son cœur qui se serrait ; Wojtêch n’avait-il donc rien à lui dire ? Ces allures hargneuses du valet ne lui promettaient rien de bon. Sa joie et sa confiance l’abandonnaient déjà.

« Wojtêch en effet, d’un coup de main énergique, avait imprimé une direction nouvelle à la charrue et s’apprêtait à entamer un sillon. Il se retourna tout à coup et regarda fixement son jeune maître ; ce fut un étrange regard, un regard sombre et sardonique tout ensemble que le valet de charrue envoya à Anschel. — Eh bien ! mon petit gars, si tu n’as rien à me dire de la part de ton père, qu’es-tu venu faire ici ?

« Anschel n’était pas préparé à cette apostrophe : un valet lui demandait ce qu’il était venu faire dans le champ de son père, dans son propre champ à lui-même ! Il sentit son sang s’échauffer, et, contenant sa colère à grand’ peine, il répondit : — Je viens dans ce champ, parce que ce champ est à nous.

« Wojtêch ne parut pas troublé de la juste irritation d’Anschel. Son visage ne prit pas une expression plus sombre ; il jeta devant lui une large bouffée de tabac, et continua d’une voix lente : « Tu ne m’as pas compris, mon petit gars ; je n’ai pas dit que le champ ne fût pas à toi, je t’ai demandé ce que tu venais y faire.

« — Ne peut-on jeter les yeux sur son champ ? s’écria Anschel toujours irrité.

« — Pourquoi pas ? répliqua Wojtêch avec la même indifférence ; mais je le vois bien, il faut attendre jusqu’au jugement dernier pour que les Juifs deviennent d’autres hommes. La malédiction de Notre-Seigneur les a traversés jusqu’au dernier fond de leur être. Il n’y a pas de remède.

« — Que veux-tu dire ? demanda Anschel, tout surpris de ces mystérieuses paroles.

« Wojtêch, au lieu de répondre, voulut aspirer une bouffée de tabac ; mais pendant cette conversation la pipe s’était éteinte. Il la remit dans sa poche