Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/354

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’on travaille à faire passer dans le nébuleux panthéon où la république côtoie le scepticisme la sainte qui manque au martyrologe chrétien. On va plus loin, et, par la plus bizarre des imaginations, on présente comme débordant d’enthousiasme républicain le cœur le plus ardemment royaliste qui ait jamais battu dans une poitrine ; l’humble bergère catholique devient une adepte du progrès, à peu près comme si Cathelineau se transformait en Condorcet. Doué de trop de savoir, et, hâtons-nous de le dire, de trop de bonne foi pour méconnaître les faits prodigieux dont cette vie surabonde, on voudrait les expliquer par je ne sais quel don d’intuition et par la divination de la pensée démocratique, élevée chez Jeanne d’Arc à sa plus haute puissance[1]. Tant qu’on reste dans l’abstraction et la rhétorique, cette explication-là en vaut une autre ; mais lorsqu’on aborde la vie de la pucelle jour par jour et page par page, il faut changer de terrain, sous peine de le voir se dérober sous vos pieds. Aller droit aux gens qu’on ne connaît point, pénétrer des secrets cachés au plus profond du cœur, voir dans l’obscurité de la nuit des scènes qui, par la distance, échappent aux regards les plus perçans, prédire vingt fois, avec la ponctualité d’un astronome annonçant une éclipse, les faits les plus invraisemblables et, humainement parlant, les plus absurdes, — ce sont là des actes qu’on tenterait très vainement d’expliquer par l’extase patriotique ou par le miracle des forces morales. Qu’on le sache bien, aucune figure n’est moins propre que celle de cette douce madone à recevoir le vernis humanitaire. Il n’y a pas de personnage plus difficile à draper dans le manteau d’hiérophante, et qui se prêtât moins au rôle de prophétesse et de révélatrice qu’on aimerait à lui attribuer. Jeanne était aussi ferme dans sa foi que scrupuleuse dans sa conduite : elle unissait en religion l’ardeur de l’aigle à la timidité de la colombe.

Force est donc de se résigner ou à nier les faits, comme cela s’est pratiqué si longtemps, ou à chercher des explications plus plausibles. Pour moi, je n’en vois que deux entre lesquelles tout homme de sens est, ce me semble, conduit à choisir : ou la pucelle fut envoyée de Dieu pour sauver la France, comme la bergère de Nanterre l’avait été dix siècles auparavant, ou elle avait le don de la seconde vue et la perception magnétique. Ou elle a précédé Mesmer et Cagliostro, ou elle procède de Jésus-Christ. Elle est la sœur de sainte Geneviève ou la rivale du somnambule Alexis.


LOUIS DE CARNE.

  1. Voyez les Histoires de France de MM. Roux, Michelet, Lavallée, Henri Martin.