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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/411

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Voilà justement ce que l’on peut observer aujourd’hui dans la formation de la langue roumaine. À mesure qu’ils trouvent des vides, des lacunes dans le langage populaire, les écrivains contemporains sont forcés d’innover. Ils le font en empruntant ce qui leur manque, les uns au latin, les autres à l’italien, tous à l’Occident, d’où s’ensuit une difficulté aisée à prévoir par ce que je viens de dire : c’est qu’avec le ferme désir de rester populaire, on se forme peu à peu une langue policée, mais artificielle, et que le peuple a toutes les peines du monde à comprendre, si tant est qu’il y parvienne.

J’ai entre les mains une histoire nationale[1] dont l’auteur a dû faire suivre chaque volume par un vocabulaire de mots nouveaux qui sans cela seraient inintelligibles à ses lecteurs. En continuant dans cette voie (et le moyen qu’il en soit autrement ?), nul doute qu’on n’aboutit à produire un idiome des classes lettrées dont le moldo-valaque tel que nous le connaissons ne serait plus que la forme primitive et rustique. Dès-lors il y aurait pour ainsi dire deux langues, comme sous l’italien de la Crusca il y a les dialectes de l’Italie, sous le français de Racine le patois des campagnes, sous le romain de Virgile le latin vulgaire. On saisirait ainsi dans son éclosion le principe mystérieux de la germination des langues.

N’oubliez pas que la difficulté est double pour les Roumains. Outre qu’ils sont obligés d’innover, ils sont invinciblement entraînés à extirper les élémens slaves qui, comme je l’ai dit plus haut, leur rappellent l’ennemi, — par où l’on peut mesurer de quelle haine ils le poursuivent. Tel homme politique accuse le parti adversaire de se servir de lettres slavonnes, comme nous nous accuserions de porter la cocarde étrangère ! Assurément la plus grande preuve que des hommes puissent donner de l’incompatibilité des races serait de rejeter de la langue et de vomir tout ce qui rappelle l’oppresseur. Et que l’on ne dise pas que nous autres Français, nous ne nous tenons pas pour déshonorés pour avoir gardé des mots allemands, ni les Espagnols pour avoir gardé des mots arabes. Nous en parlerions vraiment trop à notre aise. Les Germains et les Arabes sont de l’histoire pour nous. Quant aux Roumains, ils sentent encore sur leur cou l’étreinte chaude de l’ancien oppresseur ; ils ne savent s’ils y ont vraiment échappé et pour combien de temps. Ils se souviennent qu’à chaque intervention, à chaque pas du protecteur, la langue slave laissait chez eux une souillure nouvelle, que les généraux russes faisaient eux-mêmes la guerre au dictionnaire, remplaçant dans les livres, dans les journaux les mots les plus consacrés de la langue des ancêtres par des mots russes, comme on remplace

  1. Laurianu Istoria Romaniloru, Jassy 1853.