Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/51

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
47
LA PETITE COMTESSE.

— Oh ! de tout mon cœur, madame !

— Vous avez bien dit cela… Je crois que vous le pensez… Vous n’êtes pas méchant non plus, je crois, et cependant vous l’avez été pour moi, cruellement.

— C’est vrai.

— Quelle espèce d’homme êtes-vous donc ? reprit la petite comtesse de sa voix brève et brusque. Je n’y comprends pas grand’chose. À quel titre, en vertu de quoi me méprisez-vous ? Je suppose que je sois réellement coupable de toutes les intrigues qu’on me prête : qu’est-ce que cela vous fait ? Êtes-vous un saint, vous ? un réformateur ? N’avez-vous jamais eu de maîtresses ? Avez-vous plus de vertu que les autres hommes de votre âge et de votre condition ? Quel droit avez-vous de me mépriser ? Expliquez-moi ça.

— Madame, si j’avais à me reprocher les sentimens que vous me supposez, je vous répondrais que jamais personne, dans votre sexe ni dans le mien, n’a pris sa propre moralité pour règle de son opinion et de ses jugemens sur autrui : on vit comme on peut, et on juge comme on doit ; c’est en particulier une inconséquence très ordinaire parmi les hommes, de ne point estimer les faiblesses qu’ils encouragent et dont ils profitent… Mais, pour mon compte, je me tiens sévèrement en garde contre un rigorisme aussi ridicule chez un homme que coupable chez un chrétien… Et quant à cette conversation qu’un hasard déplorable vous a livrée, et où mes expressions, comme il arrive toujours, ont dépassé de beaucoup la mesure de ma pensée, — c’est une offense que je n’effacerai jamais, je le sais ; mais je vous l’expliquerai du moins avec franchise. Chacun a ses goûts et sa façon d’entendre la vie en ce monde : nous différons tellement, vous et moi, à cet égard, que j’ai conçu pour vous, et que vous avez conçu pour moi, à vue de pays, une antipathie extrême. Cette disposition, qui, d’un côté du moins, madame, devait se modifier singulièrement sur plus ample informé, m’a entraîné à des mouvemens d’humeur et à des vivacités de controverse peu réfléchis : vous avez souffert sans doute, madame, des violences de mon langage, mais beaucoup moins, veuillez le croire, que je n’en devais souffrir moi-même, après en avoir reconnu l’injustice profonde et irréparable.

Cette apologie, plus sincère que lucide, n’obtint point de réponse. Nous achevions en ce moment de traverser l’église de l’abbaye, et nous nous trouvâmes à l’improviste mêlés aux derniers rangs de la cavalcade. Notre apparition fit courir un sourd murmure dans la foule pressée des chasseurs. Mme de Palme fut entourée aussitôt d’une troupe joyeuse qui parut lui adresser des félicitations sur le gain de sa gageure. Elle les reçut d’une mine indifférente et boudeuse, fouetta son cheval et gagna les avant-postes pour entrer en forêt.