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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/596

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qui sacrifierait tout un monde à l’intensité de certaines sensations individuelles. Ce serait la toute-puissance donnée à une fantaisie, ce serait ce cri : un royaume pour un cheval, prononcé, non pour se sauver comme Richard III, mais en vue de se divertir comme don Juan.

Nos pères ont vu d’autres temps. Mme d’Arbouville était, comme on sait, l’arrière-petite-fille d’une femme remarquable dont Rousseau a fait un personnage historique en la plaçant dans le roman réel de sa vie. C’est à M. Saint-Marc Girardin qu’il faudrait recourir ici, et je voudrais bien qu’il récrivît la page qu’on va lire. Il dirait mieux que moi que Mme d’Houdetot, jetée au milieu du dernier siècle dans cette société dont on dit aujourd’hui tant de mal, peut-être parce qu’elle a donné naissance à la société actuelle, était une personne à la fois droite et tendre, capable de passion et remplie de pureté, une jolie âme, comme disait Mme d’Épinay. Avec tous les goûts un peu mondains de la société polie et cultivée où elle avait vécu, elle avait conservé ce besoin et ce culte de l’affection que l’esprit rend plus fine et plus délicate. Elle formait du dévouement et de la fidélité du cœur à un sentiment exalté, exclusif, l’idéal qui doit remplir la vie des femmes. Rousseau lui avait laissé de pénibles souvenirs. Clairvoyante sur ses défauts, sur ses travers, qui l’avaient effrayée et blessée, elle ne lui conservait qu’une faible part de l’indulgence qu’une femme accorde à celui qu’elle n’aime pas, quand il l’aime. Rousseau cependant avait exercé sur elle, comme sur toute la génération à laquelle elle appartenait, une vive influence. Il avait fait de l’amour une chose importante. Avant lui, l’amour, dans l’opinion commune, tenait bien plus d’une galanterie élégante que d’une passion profonde ; il ne prenait guère cette dernière forme que dans la tragédie. Les romans passaient pour des fictions assez frivoles. Je ne me rappelle pas qu’aucun de nos écrivains sérieux, surtout ayant la prétention de l’être, se fût complu en prose dans cette description et ce panégyrique de l’amour qui remplit tant de pages de Rousseau. Sans assurément lui rien ôter de son côté terrestre, sans assurément l’arracher aux instincts dont Platon s’efforçait de le délivrer, il l’associe cependant à la réflexion sur soi-même, à la méditation sur la nature et la morale ; il l’accouple à la philosophie, et par là, sans réussir, je crois, à faire de ses contemporains des sermonneurs aussi contemplatifs que les héros de la Nouvelle Héloïse, il est parvenu, dans un siècle où le plaisir et l’oisiveté tissaient tant de liaisons aussi peu dignes de sympathie que d’estime, à faire de l’amour, au jugement du monde, un sentiment respectable, dominant, sacré, qui a ses devoirs comme ses tourmens, qui peut à lui seul déplacer le but de la vie, et devenir comme la religion de certaines âmes. Le