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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/634

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de la colline, sur le flanc plus raide encore de la muraille, comme si c’était un spectre chasseur !

« Des nuages aussi ! Et sur la vallée un brouillard ! non pas un lourd brouillard qui la cache, mais une vapeur légère, aérienne, pareille à un voile de gaze, qui, pour nos yeux d’admirateurs modestes, ajoute un charme aux beautés devant lesquelles il est étendu, ainsi qu’ont toujours fait les voiles de vraie gaze, ainsi qu’ils feront toujours, oui, ne vous déplaise, quand nous serions le pape en personne. Hurrah ! Eh bien ! voilà que nous voyageons comme la lune elle-même. Cachés dans un bouquet d’arbres, la minute d’après dans une tache de vapeur, puis reparaissant en pleine lumière, parfois effacés, mais avançant toujours, notre course répète la sienne. Hurrah ! Une joute contre la lune ! Holà ho ! hurrah !

« La beauté de la nuit ne se sent plus qu’à peine, quand le jour arrive en bondissant. Hurrah ! Deux relais, et les routes de la campagne se changent presque en une rue continue. Hurrah ! par-delà des jardins de maraîchers, des files de maisons, des villas, des terrasses, des places ; des équipages, des chariots, des charrettes ; des ouvriers matineux, des vagabonds attardés, des ivrognes, des porteurs à jeun ; par-delà toutes les formes de la brique et du mortier, puis sur le pavé bruyant, qui force les gens juchés sur la banquette à se bien tenir. Hurrah ! à travers des tours et détours sans fin, dans le labyrinthe des rues sans nombre, jusqu’à ce qu’on atteigne une vieille cour d’hôtellerie, et que Tom Pinch descendu, tout assourdi et tout étourdi, se trouve à Londres ! »

Tout cela pour dire que Tom Pinch arrive à Londres ! Cet accès de lyrisme où les folies les plus poétiques naissent des banalités les plus vulgaires, semblables à des fleurs maladives qui pousseraient dans un vieux pot cassé, expose dans ses contrastes naturels et bizarres toutes les parties de l’imagination de Dickens. On aura son portrait en se figurant un homme qui, une casserole dans une main et un fouet de postillon dans l’autre, se mettrait à prophétiser.

Le lecteur prévoit déjà quelles violentes émotions ce genre d’imagination va produire. La manière de concevoir règle en l’homme la manière de sentir. Quand l’esprit, à peine attentif, suit les contours indistincts d’une image ébauchée, la joie et la douleur l’effleurent d’un attouchement insensible. Quand l’esprit, avec une attention profonde, pénètre les détails minutieux d’une image précise, la joie et la douleur le secouent tout entier. Dickens a cette attention et voit ces détails ; c’est pourquoi il rencontre partout des sujets d’exaltation. Il ne quitte point le ton passionné ; il ne se repose jamais dans le style naturel et dans le récit simple ; il ne fait que railler ou pleurer ; il n’écrit que des satires ou des élégies. Il a la sensibilité fiévreuse d’une femme qui part d’un éclat de rire ou qui fond en larmes au choc imprévu du plus léger événement. Ce style passionné est d’une puissance extrême, et on peut lui attribuer la moitié de la