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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/645

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III. — LES PERSONNAGES.

Ôtez les personnages grotesques qui ne sont là que pour occuper de la place et pour faire rire, vous trouverez que tous les caractères de Dickens sont compris dans deux classes : les êtres sensibles et les êtres qui ne le sont pas. Il oppose les âmes que forme la nature aux âmes que déforme la société. Son dernier roman, Hard Times, est un résumé de tous les autres. Il y préfère l’instinct au raisonnement, l’intuition du cœur à la science positive ; il attaque l’éducation fondée sur la statistique, sur les chiffres et sur les faits ; il comble de malheurs et de ridicules l’esprit positif et mercantile ; il combat l’orgueil, la dureté, l’égoïsme du négociant et du noble ; il maudit les villes de manufactures, de fumée et de boue qui emprisonnent le corps dans une atmosphère artificielle et l’esprit dans une vie factice. Il va chercher de pauvres ouvriers, des bateleurs, un enfant trouvé, et accable sous leur bon sens, sous leur générosité, sous leur délicatesse, sous leur courage et sous leur douceur, la fausse science, le faux bonheur et la fausse vertu des riches et des puissans qui les méprisent. Il fait des satires contre la société oppressive, il fait des élégies sur la nature opprimée, et son génie élégiaque, comme son génie satirique, trouve dans le monde qu’il doit peindre la carrière dont il a besoin pour se déployer.

Le premier fruit de la société anglaise est l’hypocrisie. Il y mûrit au double souffle de la religion et de la morale. On sait quelle est leur popularité et leur empire au-delà du détroit. Dans un pays où il est scandaleux de rire le dimanche, où le triste puritanisme a gardé quelque chose de son ancienne animosité contre le bonheur, où les critiques qui étudient l’histoire ancienne insèrent des dissertations sur le degré de vertu de Nabuchodonosor, il est naturel que l’apparence de la moralité soit utile. C’est une monnaie qu’il faut avoir ; ceux qui n’ont pas la bonne en fabriquent de la fausse, et plus l’opinion publique la déclare précieuse, plus on la contrefait. Aussi ce vice est-il anglais. M. Pecksniff ne peut pas se rencontrer en France. Ses phrases nous dégoûteraient. S’il y a chez nous une affectation, ce n’est pas celle de vertu, c’est celle de vice. Pour réussir, on aurait tort d’y parler de ses principes. On aime mieux confesser ses faibles, et s’il y a des charlatans, ce sont les fanfarons d’immoralité. Nous avons eu jadis nos hypocrites, mais c’est lorsque la religion était populaire. Depuis Voltaire, Tartufe est impossible. On n’essaie plus d’affecter une piété qui ne trompe personne et qui ne mène à rien. L’hypocrisie vient, s’en va et varie selon l’état des mœurs, de la religion et des esprits. Aussi voyez comme l’hypocrisie de