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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/842

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langue, de ce réalisme excessif aujourd’hui, est-il besoin de dire que Shelley n’en est point l’inventeur ? Byron l’avait devancé par Beppo et par les premiers chants de Don Juan. Dans une lettre adressée à sa femme dans le courant de l’année qui précéda sa mort (1821) et pendant une visite qu’il fit à Byron à Ravenne, Shelley écrivait ce qui suit : « Il m’a lu un des chants inédits du Don Juan ; c’est étonnamment beau. Cela le met non-seulement au-dessus, mais à mille pieds au-dessus de tous les poètes de nos jours. Chaque mot là-dedans a le caractère de ce qui subsiste. C’est incroyable de puissance, et surtout d’une puissance si facile ! Cela atteint jusqu’à un certain point le but que depuis si longtemps je me tue à proposer à tout le monde, c’est-à-dire la création de quelque chose de totalement nouveau, mais en rapport avec notre temps, quelque chose de vrai, mais de supérieurement beau. — Me flatté-je ? Je ne le sais. — Mais dans cette œuvre si grande je crois trouver la trace des constantes exhortations que je lui ai faites de créer ce qui serait vraiment original, d’oser à la fin n’être que lui ! »

Il serait en effet étrange que l’enthousiaste et mystique Shelley fût à la fin pour quelque chose dans la production d’une œuvre dont le fond était si antipathique à toutes ses propres tendances, à son talent même, quelque admiration que la forme ait pu lui inspirer ; mais cela s’explique par la profonde vérité du chef-d’œuvre de Byron, par le désir que manifestait Shelley qu’il fût lui ! lui et pas un autre, lui entièrement et simplement ! C’est bien ce que, pour la première fois de sa vie peut-être, devint Byron en écrivant le Don Juan, et c’est par cette sincérité de talent qu’il parvint à rendre Shelley enthousiaste de ce qui, par le détail seulement, lui eût peut-être répugné. C’est du reste, il faut bien le remarquer, un signe irrécusable de la supériorité de celui-ci. Quel que pût être son éloignement pour la tournure d’esprit de son illustre et noble ami, chaque fois que lord Byron « osait être lui, » et, sans rien emprunter nulle part, se montrait avec ses vraies qualités et ses défauts vrais, Shelley le comprenait, l’admirait, sentait profondément tout ce qu’il valait, — tandis qu’au contraire Byron n’a jamais pu un moment arriver à apprécier Shelley, dont il ne goûtait qu’un seul morceau, Rosalind and Helen, épisode en vers d’une demi-douzaine de pages, aussi insignifiant par le fond que faible et terne par l’expression ; sacrifice d’un esprit découragé et plein d’ennuis à un genre faux, et qui heureusement n’eut aucune espèce de retentissement.

Après les premiers chants du Don Juan, Shelley se prit à songer sérieusement à une modification de la langue poétique dans le sens d’un réalisme plus grand. Il entendait depuis longues années les prédications à ce sujet de son ami Leigh Hunt, lequel était le théoricien