Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/160

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rouges et noires. Vous savez, monsieur, que nous sommes tous de pauvres gens dans cette maison, — aussi pauvres que ceux qui sont dans le cimetière. Moi et quelques autres nous nous employons de notre mieux pour gagner une bagatelle. Nous devons donner tout ce que nous gagnons au père, et lui nous remet chaque semaine quelque petite monnaie pour nos menus-plaisirs. Or cela est bien, monsieur, tout à fait bien. Lorsque je deviendrai vieux et que je ne serai plus capable de gagner même un pauvre liard, j’aurai encore un peu de monnaie dans ma poche… Ceci et cela, reprit-il en tirant un mouchoir de couleur et en frappant le couvercle de sa tabatière, je l’ai entièrement acheté avec mes petites gratifications.

« Il était touchant d’entendre dire à un homme de soixante-neuf ans : « quand je deviendrai vieux. »

« — Maintenant, monsieur, continua-t-il, Klaas reçoit comme les autres sa monnaie ; mais que fait Klaas ? Klaas ne fait rien qu’arracher de temps en temps les mauvaises herbes entre les pavés. Klaas prétend être idiot. Klaas danse dehors, et quand il a reçu quelques sous des enfans ou des personnes qu’il amuse, Klaas va hors de la porte de la ville… Connaissez-vous la Serviette grasse, monsieur ?

« — Non, Kees.

« — C’est un cabaret, monsieur, dans une ruelle entre deux haies. Klaas va boire là sa goutte, et quelquefois il en boit deux, souvent trois… Cela ne me fait rien. Seulement qu’avait-il besoin de me ruiner ? Vous ne savez pas pourquoi… Je vous le dirai, monsieur. J’avais quelque argent, beaucoup d’argent : j’avais douze florins !

« — Et comment aviez-vous gagné cette somme-là, Kees ?

« — Honnêtement, monsieur. J’avais épargné cet argent chez un apothicaire dont je faisais les commissions. Quelquefois, quand je portais une bouteille de pharmacie à quelque maison de campagne dans les environs de la ville, le monsieur ou la dame disait : « Donne un ou deux sous au pauvre garçon, il fait si mauvais temps ! » Petit à petit je grapinai ainsi mes douze florins. C’était contre la règle de la maison, mais je les cachai sous mes habits. Nuit et jour je les portais sur mon cœur.

« — Et pourquoi ? Aviez-vous réellement besoin de cet argent, ou était-ce uniquement pour votre plaisir ?

« — …Je vais vous expliquer cela. Voyez-vous, monsieur, lorsque nous mourons, on nous étend sur une botte de paille, on nous habille dans le linge de la maison, juste comme quand nous étions vivans, et ensuite on nous conduit au cimetière… Dans la fosse commune. Et c’est précisément ce que je ne voudrais pas. Lorsque je serai mort, je tiens à ne plus porter le linge de l’asile.

« Il s’arrêta quelques instans, et les larmes revinrent dans ses yeux.

« — Je désire, reprit-il, reposer dans ma propre bière. Je ne sais comment m’expliquer cela, mais j’ai besoin d’être vêtu pour le grand sommeil comme j’ai vu que mon père était vêtu, — dans mes propres habits. Je n’ai jamais eu une chemise qui m’appartînt : je voudrais du moins porter un linceul qui fût à moi…

« J’étais touché. Ne me parlez point de préjugés ! Les riches dans ce monde en ont, et des millions. Ce pauvre homme pouvait tout supporter, une maigre