Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/198

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui pourrait dire que la verve, l’éclat, la puissance magistrale de ce grand tableau ne doivent pas quelque chose à ces circonstances émouvantes? C’est aussi le moment où il fait paraître la suite de ses Écrits historiques, un recueil d’articles dispersés çà et là dans des revues, dans des journaux; articles hardis, téméraires parfois, publiés d’abord sans nom d’auteur, et revendiqués fièrement par l’écrivain proscrit. Ici, ce sont des pages toutes juvéniles où l’un des chefs de la vieille école historique, Heeren, est pris à partie avec une sévérité altière; M. Gervinus ne souffre pas qu’on touche à l’antiquité avec une science incomplète, et qu’on affaiblisse l’idéale beauté de cette société hellénique dont il croit que l’Allemagne a retrouvé l’inspiration et le génie; là, ce sont des études sur l’organisation des universités et maints projets de réforme audacieusement conçus.

Au milieu de ces discussions pleines de verve, on remarque un curieux fragment, le premier chapitre d’un travail historique sur la culture de la vigne. L’auteur s’est souvenu du distique de Luther : Wer liebt nicht Wein,... et il en donne un commentaire où éclate toujours, avec un mélange d’âpreté et de bonne humeur, le sentiment viril qu’il veut propager dans les contrées allemandes. Les modes divers de la fabrication et de l’emploi du vin chez les barbares, dans les siècles chevaleresques, et aussi dans nos sociétés modernes, lui fournissent sur l’esprit de chaque époque des renseignemens inattendus. Écoutez comme il maudit le thé, qui inspire les conversations frivoles, ou la bière, qui alourdit l’esprit! Pourquoi ne s’assemble-t-on plus le dimanche avec les parens et les amis, en hiver au coin du feu, en été sous la tonnelle en fleurs, autour de la table familière où le vin du Rhin brillait dans les flacons? C’était la vieille coutume allemande; on faisait ainsi au temps de Murner et de Hans Sachs, de Melanchthon et de Luther. Les hommes alors étaient des hommes; ils ne se payaient pas de vaines phrases, de théories creuses, de dissertations alambiquées; ils vivaient de la vie complète... Et M. Gervinus va tirer de la dive bouteille toute une prédication morale. A côté de ces tableaux du vieux temps vient une invective contre ce malheureux Louis Boerne, qui a si cruellement insulté l’Allemagne dans ses Lettres de Paris. M. Gervinus n’a jamais eu de sympathies pour les coryphées de la Jeune-Allemagne, il prend son rôle de réformateur au sérieux, et la grâce élégante des humoristes lui semble une profanation de la liberté. Ainsi va l’irritable écrivain, prêchant, philosophant, quelquefois essayant de sourire, mais revenant toujours et non sans pédantisme à l’idéal qu’il s’est fait de la rudesse et de la moralité allemande. Avec ses mérites et ses défauts, avec ce mélange de verve belliqueuse et de sagesse puritaine, cette période active est décidément la plus heureuse dans cette vie si