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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/210

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dextérité merveilleuse. Il y avait plaisir à le voir labourer la terre, ses larges mains appuyées sur la charrue, de manière à faire croire que seul il fendait le sol rebelle sans le secours de son cheval efflanqué, ou bien lorsqu’à la Saint-Pierre il s’emparait de sa vaillante faux à laquelle une forêt de jeunes sapins n’aurait pu résister, ou bien encore lorsque, s’armant de son fléau de trois archines[1], il battait les gerbes rapidement et sans repos. Son mutisme éternel donnait je ne sais quel caractère de solennité à ce labeur infatigable. C’était un digne et brave garçon, et, n’eût été son infirmité, il n’est guère de fille qui ne se fût trouvée heureuse de l’accepter pour mari.

Un matin Guérassime avait reçu l’ordre de partir incontinent pour Moscou. On lui avait acheté un caftan pour l’été, une touloupe pour l’hiver[2], après quoi on lui avait mis entre les mains une pelle avec un balai, et il s’était vu créer dvornik. Son nouveau genre de vie lui déplut d’abord. Dès son enfance, il avait été habitué à la vie des champs et aux travaux qui la remplissent; isolé de la société des hommes par sa double infirmité, il avait grandi muet et puissant comme l’arbre qui croît sur une terre féconde. Transporté brusquement au milieu de la ville, il se laissa gagner par l’ennui sans pouvoir se rendre compte de l’état de son esprit. Cependant ses nouvelles occupations étaient un jeu pour Guérassime auprès des pénibles travaux de la campagne; une heure lui suffisait pour les accomplir, et alors, debout au milieu de la cour, il regardait bouche béante les passans de la rue, comme s’ils avaient pu lui donner le mot de son état étrange, ou bien il gagnait quelque coin, et là, repoussant pelle et balai, il se jetait la face contre terre et gisait ainsi des heures entières, immobile comme un animal sauvage qui aurait été capturé. Heureusement l’homme se fait à tout, et Guérassime finit par s’habituer à son existence de dvornik. Il avait peu de chose à faire; toutes ses fonctions consistaient à entretenir la propreté de la cour, à aller deux fois par jour emplir un tonneau d’eau fraîche à la rivière, à fendre le bois, à le transporter pour l’usage de la cuisine et des appartemens, ensuite à ne laisser pénétrer aucun étranger dans la maison et à faire bonne garde la nuit. Il faut lui rendre cette justice, qu’il remplissait ses fonctions avec une exactitude scrupuleuse : la cour était d’une propreté exemplaire, et s’il arrivait que le misérable cheval confié à ses soins pour le transport de l’eau s’arrêtât tout à coup impuissant à retirer sa charrette en- foncée dans quelque mare, il lui suffisait d’un coup d’épaule pour remettre sur pied charrette et cheval. S’il fendait du bois, sa hache manœuvrait merveilleusement dans ses mains, et les bûches s’amoncelaient comme par miracle autour de lui. Pour les vagabonds et les

  1. L’archine, mesure commune, vaut 71 centimètres.
  2. Vêtement en fourrure de mouton.