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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/214

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Ses commensales riaient et plaisantaient aussi, mais non sans une secrète inquiétude : on aimait peu dans la maison la bonne humeur de la maîtresse, car celle-ci exigeait alors de tous une sympathie immédiate, et malheur à qui n’aurait pas montré à ces momens-là un visage rayonnant de satisfaction ! Puis cette bonne humeur était de courte durée et se transformait d’ordinaire en une humeur sombre et aigre. Ce jour-là elle s’était levée sous l’influence d’une heureuse étoile; les cartes lui avaient été favorables : quatre valets étaient sortis, ce qui lui annonçait l’accomplissement de ses souhaits (tous les matins elle se tirait les cartes), et le thé lui avait paru particulièrement bon, de telle sorte que la servante chargée de le préparer avait reçu des éloges et la magnifique gratification d’un grivennik[1]. — La vieille dame se promenait donc dans son salon, laissant errer sur ses lèvres ridées un sourire de contentement. Elle s’approcha de la fenêtre. Devant cette fenêtre verdoyait un petit jardin au milieu duquel Moumoû, couchée sous une touffe de rosiers, était paisiblement occupée à ronger un os. La vieille dame l’aperçut.

— Mon Dieu! s’écria-t-elle aussitôt, qu’est-ce que ce chien?

La commensale à qui s’adressait cette question demeura muette et tremblante, déconcertée comme un subordonné qui n’a pas bien compris la pensée de son chef.

— Je... l’i... gno... re..., balbutia-t-elle enfin, — il me semble cependant... que c’est le chien du muet.

— Mais il est fort joli, interrompit la dame, qu’on me l’apporte ! Y a-t-il longtemps qu’il le possède?... Comment se fait-il que je ne l’aie pas encore vu?... Qu’on me l’apporte ici!

Celle à qui s’adressaient ces mots s’élança dans l’antichambre.

— Quelqu’un ! s’écria-t-elle. Yite, qu’on apporte Moumoû : il est au jardin.

— Ah! il s’appelle Moumoû^ dit la dame, qui avait entendu; c’est un fort joli nom.

— Oh! oui, fort joli, répéta la commensale. Dépêche-toi, Stépane.

Stépane était un robuste garçon qui exerçait les fonctions de valet de pied; il se précipita dans le jardin, s’approcha de Moumoû et avança la main pour saisir l’animal; mais celui-ci, plus alerte, lui glissa pour ainsi dire entre les doigts, et, levant la queue, se mit à courir à toutes jambes vers Guérassime, lequel à ce moment était en train de nettoyer son tonneau, qu’il faisait tourner entre ses mains comme un tambour d’enfant. Le dvornik regardait en souriant cette espèce de lutte, lorsque Stépane dépité lui fit comprendre que sa maîtresse demandait qu’on lui apportât le chien. Guérassime parut

  1. 10 kopecks ou 40 centimes.