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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/217

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plancher, puis, l’enlevant avec rapidité, et sans même songer qu’il était tête nue, il gagna la rue, monta sur le premier drochky, et se fit conduire au marché. Là il eut bientôt trouvé un acheteur, auquel il donna Moumoû pour 50 kopeks (2 fr.), à la condition toutefois qu’on le tiendrait au moins une semaine à l’attache. L’affaire terminée, il remonta en drochky, mais il en descendit à une certaine distance de la maison, où il revint à pied, en sautant par-dessus une clôture; il craignait que le hasard ne lui fît rencontrer Guérassime. Ces précautions toutefois étaient superflues, Guérassime n’était plus dans la cour. Après avoir déposé son bois à côté des poêles, sa première pensée fut pour Moumoû, qu’il ne retrouva plus à la porte attendant son retour. C’était la première fois que pareille chose arrivait. Il se mit aussitôt à courir de tous côtés, cherchant et appelant le chien. Il courut à sa mansarde, au grenier à foin, dans la rue, là, ici, partout, et partout en vain : Moumoû était perdu. Il s’adressa aux gens de la maison, leur demandant avec des gestes de désespoir s’ils n’avaient pas vu son chien. Les uns ne savaient réellement pas ce qu’il était devenu et secouaient la tête négativement, les autres étaient instruits de la vérité et riaient sous cape; le majordome prit un air capable et se mit à pester contre les cochers. Alors Guérassime sortit en toute hâte. Il était nuit close lorsqu’il rentra. A son air abattu, à sa démarche fatiguée, à ses vêtemens couverts de poussière, il était aisé de comprendre qu’il avait parcouru la moitié de la ville. Il s’arrêta devant les fenêtres de sa maîtresse, jeta un coup d’œil sur le perron, où s’étaient groupés six ou sept domestiques, se retourna, et appela encore une fois Moumoû. Moumoû ne répondit pas à sa voix; il se retira. Tous le regardaient, mais personne ne laissa échapper une parole ou un sourire, et le petit postillon[1] Antipe racontait le lendemain dans la cuisine que le muet avait passé la nuit à gémir.

Pendant cette journée du lendemain, Guérassime ne parut pas, et ce fut le cocher Potape qui alla chercher de l’eau à sa place, ce dont il était très mécontent. La veuve demanda à Gavrilo si ses ordres avaient été exécutés : il répondit affirmativement. Cependant le second jour Guérassime descendit de sa mansarde et reprit sa besogne accoutumée. Il parut au dîner des gens, mangea peu et se retira sans saluer personne. Sa figure, naturellement privée d’expression, comme celle de tous les sourds-muets, semblait à cette heure être

  1. Autrefois les personnes d’un certain rang, à, Moscou comme à Saint-Pétersbourg, n’allaient qu’à quatre chevaux, lesquels étaient attelés à longs traits. Les deux de devant étaient dirigés par un petit postillon monté sur l’un d’eux. Cet enfant de douze à quatorze ans repliait fort adroitement la jupe de son caftan entre ses jambes, de manière à en faire une sorte de large pantalon à la turque, ce qui lui donnait un aspect fort original.