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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/249

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rée, il avait rencontré une bande de bohémiens emmenant de vive force une jeune fille qui, malgré les liens dont elle était garrottée, poussait des cris plaintifs et se débattait de son mieux. Méhémed-Bey était brave, et il aimait les aventures. Il attaqua sans préliminaires les ravisseurs, et ceux-ci, prenant aussitôt la fuite, abandonnèrent leur captive, qui se trouva par conséquent n’avoir fait que changer de maître. Elle ne se montra nullement satisfaite de ce changement ; mais sa rare beauté avait frappé son nouveau seigneur, et son indifférence le piqua au jeu. Il l’épousa. A quoi bon ? Habibé (c’est le nom qu’il lui donna faute de connaître le sien) demeura telle qu’il l’avait trouvée le premier jour, triste, abattue, sombre, désolée par momens et toujours indifférente. C’est en vain qu’il comblait de présens sa belle dédaigneuse, qu’il l’accablait de questions sur son passé et qu’il lui confiait sur sa propre existence bien des choses qu’il n’avait jamais dites à aucune de ses compagnes : il ne parvint pas même à connaître le lieu de sa naissance, son nom ni son âge. Qu’elle fût étrangère et qu’elle vînt de fort loin, cela n’était pas douteux, car elle parlait fort mal le turc, quoiqu’elle ne comprît pas un mot de géorgien, de circassien, ni même de sénégambien. La langue de Méhémed-Bey, qui n’était pas le turc, lui était aussi étrangère que les autres. On avait rassemblé tous les drogmans des environs, qui lui avaient adressé tour à tour la parole en persan, en arabe, en indoustani, je crois même en chinois, mais toujours sans succès. Elle comprenait un peu le grec ; cependant ce n’était pas encore là sa propre langue, sa langue maternelle, dans laquelle elle avait parlé pendant les quinze ou seize années qui avaient précédé sa captivité. Quand Méhémed-Bey l’avait rencontrée, elle portait le costume des bohémiennes, mais depuis combien de temps était-elle ainsi vêtue ? Était-elle musulmane ? Personne ne le savait. Enfin tout en elle était mystère ; elle vivait enveloppée d’un nuage épais, que personne ne pouvait pénétrer et que rien ne semblait devoir dissiper.

Nous connaissons maintenant les épouses du bey ; mais pour comprendre les propos qu’elles échangeaient entre elles, il faut faire connaissance avec le bey lui-même. Ce personnage, dont la langue n’est pas le turc, n’est ni plus ni moins que le chef ou le prince d’une population révoltée contre la Sublime-Porte. Méhémed-Bey menait une vie pleine d’aventures, d’émotions, de périls, commandant des armées qui s’assemblaient comme par enchantement à son moindre signe, et qui disparaissaient de même lorsque le combat avait été livré et la victoire assurée. Une garde peu nombreuse, mais fidèle, ne le quittait jamais. Pour lui, voyageant sans cesse à la tête de ses prétoriens, il battait les grandes routes pour y récolter quelque bu-