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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/33

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vres, des riches, des nobles, soumis les uns et les autres à une volonté absolue. Tout cela est l’affaire de quelques mois ou de quelques années.

Il n’y a que la liberté qui soit un embarras dans les affaires humaines ; elle seule exige une éducation particulière ; elle seule établit des différences profondes, essentielles entre les peuples, selon qu’ils la possèdent ou qu’ils en sont privés ; elle seule exige du temps pour s’affermir, et il est certain que, si l’on convient d’y renoncer, tout se simplifie par enchantement ; les peuples les plus arriérés peuvent en quelques années rejoindre les plus cultivés. Toute différence fondamentale s’efface. Il ne convient plus à personne d’accuser son voisin de barbarie ; plus de place chez les uns pour l’orgueil, ni chez les autres pour l’humiliation. Une machine à vapeur qui traverse l’espace les range en un clin d’œil les uns et les autres au même niveau. L’échelle du droit n’étant plus là pour les placer à des degrés divers, on atteint d’un seul coup cette unité, cette égalité si longtemps poursuivies. L’homme moral seul faisait obstacle ; ôtez-le, le miracle est accompli.

Si donc, comme il en est quelque apparence, l’homme fatigué de poursuivre un but moral réduit son orgueil légitime à faire fortune, s’il abandonne le dur travail de l’éducation politique et civile, s’il met sa gloire dans une machine, s’il lui laisse le soin d’agir, de penser, d’exister à sa place ; si, au lieu des vastes projets qu’il avait auparavant, l’espèce de civilisation qu’il poursuit est purement matérielle ; si, comme un roi fainéant, il lui plaît de laisser la nature domptée paraître à sa place sans qu’il ait plus besoin de dignité personnelle ; si tout ce qu’il avait aimé, il le condamne ; si tout ce qu’il avait rejeté, il le couronne, voilà de nouveau un grand abîme comblé et tous les peuples rapprochés et nivelés. Vous qui vous regardiez comme étant au bas de l’échelle, ne pouvez-vous en un moment franchir l’intervalle qui vous sépare des autres ? Ne pouvez-vous prétendre à des machines aussi parfaites que les leurs ? Le fer, le bois, le lin, le chanvre, ne seront-ils pas chez vous aussi intelligens que chez nous ? Si réellement l’homme moderne doit se mesurer par les seules forces de la nature physique, qui possède une nature plus féconde que la vôtre ? Qui a plus de raison de s’enorgueillir ? Si la beauté morale n’est plus rien sur la terre, qui peut se vanter plus que vous de la beauté physique ? Soit que l’on regarde vos races de paysans qui ont soutenu sans plier l’écroulement de tant de sociétés, leur taille élancée, leurs traits antiques, leurs yeux pleins de douceur et de feu, où l’Italie de Virgile semble se réfléchir encore, soit que l’on considère les lieux, l’horizon fermé par les monts inaccessibles, la solitude des forêts profondes, le lit des torrens aurifères, que de