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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/406

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est une superstition, de quelque manière qu’on la dissimule. Les individus ne sont rien, l’humanité est tout. Chaque génération vient à son tour accomplir un progrès de l’être universel. Dieu, c’est l’homme idéal. Ainsi disparaissait toute différence entre la cité du ciel et la cité de la terre. La première se réalise dans la seconde, mais sans se réaliser jamais absolument. Le sentiment de ce qui manque à celle où nous sommes comparée à l’idée de celle que nous concevons donne naissance à ces rêves de paradis qui ne sont ni tout à fait faux, ni tout à fait vrais, qui ressemblent à ces mirages du désert, images fidèles, mais creuses d’une réalité lointaine.

On commençait à se rassasier de toutes ces inventions plus ou moins originales, quand vint un dernier penseur plus hardi que tous, qui avec une audace tranchante et insultante, rejetant à la fois l’ancienne et la nouvelle théologie, armé de la contradiction et de l’ironie, accablant de ses traits ce qu’il appelle l’hypocrisie des sectaires, le fanatisme des réformateurs, jeta au monde étonné et scandalisé cet incroyable défi : Dieu, c’est le mal! Il avait raison! Si la vie humaine est mal faite, si elle est à refaire, il faut bien qu’il y ait un coupable : c’est l’auteur de la nature! En revanche, si Dieu est le mal, il est clair que le diable doit être le bien. Aussi l’auteur reçut-il comme un compliment l’injure de ceux qui le faisaient descendre en droite ligne de Satan. Enfin la vieille théologie de Zoroastre était renversée de fond en comble. Oromase devenait le principe du mal, et Ahrimane le principe du bien.

Lorsque la raison humaine, retournée en tous sens et dans ses derniers fondemens, est arrivée à cet excès de n’avoir plus rien à nier; lorsque, après avoir tout essayé et pris parti contre tout le monde, elle s’est dégoûtée non-seulement du vrai, mais même du faux, ce qui ne peut manquer de survenir, c’est un état de lassitude et d’impuissance dont il semble qu’elle ne pourra pas se dégager. Il faut pourtant en sortir à tout prix, car enfin voici deux solutions du problème de la vie humaine. Le mysticisme dit : La terre, c’est le mal; le matérialisme en délire dit : Le mal, c’est Dieu. Évidemment la raison moderne ne peut se contenter d’aucune de ces deux affirmations. Ni l’une ni l’autre ne sont pour elle le dernier mot du penseur, du savant, du moraliste, de l’homme. Que la terre soit l’empire du mal, elle ne le croit pas; qu’elle puisse devenir l’empire du bien absolu, elle ne le croit pas davantage. La vie humaine n’est ni un enfer, ni un paradis. Qu’est-elle donc? Voilà la question.