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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/522

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compatriotes, qui ne peuvent échapper à la pression de plus en plus puissante des populations chrétiennes, le prince kurde était forcé de reconnaître l’ascendant de la civilisation occidentale, représentée par l’intelligence supérieure de cette faible et gracieuse femme que le sort lui donnait pour compagne. Lui-même ne craignait pas de s’humilier devant elle et de proclamer hautement la perfection qu’il désespérait d’égaler.

— Habibé, lui disait-il souvent, il y a aussi loin de mon Dieu au tien que de moi à toi. Non, tu n’as plus rien à craindre de moi. Je t’aime telle que tu es, avec ta réserve et ta froideur ; j’aime ta perfection, j’aime tes vertus, celles-là même que je ne comprends qu’imparfaitement, et qui t’éloignent de moi. Que ne puis-je te comprendre ! que ne puis-je, en t’imitant, devenir digne de toi ! Est-ce donc impossible ?

De telles paroles allaient doucement au cœur de la pauvre Habibé. Elle ne doutait point de la sincérité de son amant ; mais lui-même ne connaissait pas les doctrines religieuses qu’il désirait embrasser, ni les sacrifices qu’elles exigeraient de lui. D’ailleurs de tels sacrifices et les protestations passionnés de Méhémed déliaient-ils Habibé du vœu qu’elle avait fait d’expier le coupable bonheur qu’elle n’avait pu s’empêcher de goûter pendant les deux années qu’elle venait de passer dans le harem du chef kurde ? Une telle pensée réveillait tous les scrupules de cette âme ardente et pieuse, dont le bey ne pouvait deviner les luttes intérieures. En écoutant Méhémed, l’émotion d’Habibé devenait cependant de plus en plus visible. Les battemens accélérés de son cœur pouvaient se compter à travers son corsage, et son visage passait tour à tour des couleurs les plus vives à la pâleur de la mort.

— Peut-être, dit-elle enfin, peut-être que mon Dieu t’appellera à lui ; peut-être t’appelle-t-il en ce moment, et prépare-t-il en toi un instrument de salut pour ton pays. Quant à moi, Méhémed, le bonheur m’est interdit ici-bas. Je finirai mes jours dans la pénitence. Lorsque tu auras quitté ces montagnes, adresse-toi aux pères qui habitent la Syrie, et demande-leur de t’instruire et de t’aider à connaître le vrai Dieu. Si j’apprends dans ma retraite que les eaux régénératrices du baptême ont coulé sur ton front, je cesserai de déplorer les deux années que j’ai passées auprès de toi, et qui auront été l’origine de ta conversion ; mais n’attends rien de plus, puisque la vie près de toi ne ferait que continuer les troubles de ma conscience…

— S’il en est ainsi, s’écria Méhémed, emporté par la douleur et un peu aussi par le dépit, pourquoi renoncerais-je alors à la foi de mes pères ? Pourquoi m’imposerais-je des devoirs que je ne com-