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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/617

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pouvons nous refuser au plaisir de reprendre ici encore, comme nous avons déjà fait à propos de la théocratie puritaine, un rapprochement avec le moyen âge. On a vu aussi, à l’époque des croisades, quand le catholicisme voulait coloniser l’Orient, une législation se détacher de ses racines, et franchir les mers pour s’implanter sur un rivage où rien ne l’avait préparée. Les rudes croisés qui rédigèrent les Assises de Jérusalem procédaient au fond comme Locke et Shaftesbury, ils cherchaient en quelque sorte à idéaliser la féodalité française, à la rendre plus nette, plus logique, plus libre de variations locales et de privilèges particuliers ; ils essayaient aussi de la rendre inaccessible aux idées nouvelles, qui déjà en France, sous l’influence des rois et des prêtres légistes, la pénétraient et l’entamaient[1]. Ces hommes héroïques ne savaient pas tous lire ; mais combien ils étaient plus excusables, et combien les circonstances et le temps autorisaient mieux leur entreprise ! Obligés de consolider une conquête chrétienne sur une terre musulmane, ils n’y trouvaient aucun élément indigène auquel ils pussent s’associer ; la bourgeoisie de leurs villes maritimes était composée de marchands européens qui ne s’y fixaient point, et qu’une spéculation temporaire seule y attirait ; ils n’avaient aucune idée d’une organisation autre que la leur, et dans un pays imparfaitement conquis, pressés qu’ils étaient par le poids de l’Asie et de l’Afrique, ils campaient encore dans un gouvernement militaire, défensif, et concentré par la seule discipline qu’ils connussent. Leur système était mauvais peut-être, mais il n’y en avait point d’autre pour de tels hommes et en de telles circonstances. Ils furent beaucoup plus sages que les législateurs modernes de la Caroline, et, quoique très rigoureuse en plusieurs détails, leur législation fut en générale plus conforme à la dignité humaine.

Aussi cette constitution toute factice, si applaudie en Angleterre, fut-elle accueillie avec indignation par les colons, car jusqu’alors ils avaient compté sur leur première charte royale, qui leur avait concédé les mêmes droits qu’aux autres colonies. On cria aux propriétaires que ce n’était pas à ces conditions qu’on avait abandonné sa patrie pour venir défricher le désert. Eux cependant procédèrent bravement, malgré les répugnances universelles, à imposer des landgraviats, des baronnies, des caciques et des manoirs féodaux à quelques pionniers épars sous des huttes, dans l’immensité des déserts, au bord de rivières inconnues, ou dans des villes composées de quelques maisons. Ils espéraient que ce cadre vide d’un vaste empire allait se remplir de peuple par la magie de leur admirable

  1. Voyez l’introduction aux Assises de Jérusalem, par M. le comte Beugnot.