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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/666

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teurs de cette idée, et on a du calife Omar un mot qui vaut tout un poème : « Ta destinée cherche après toi, c’est pourquoi ne la cherche pas. » Et dans ce mot, pour le dire en passant, ne voyez-vous pas apparaître la poésie de toute une civilisation ? ne voyez-vous pas les peuples musulmans accroupis à terre, les jambes croisées, buvant l’opium, fumant, rêvant ou priant dans une attitude de soumission grave, et raisonnée, de mutisme plein d’une religieuse réserve ? Cette idée, qui se déroba chez les chrétiens sous la forme aimable et pieuse de la résignation à la volonté d’un Dieu d’amour mort pour les hommes, a été reprise par les calvinistes sous le nom implacable de prédestination, qui est la forme la plus cruelle qu’elle puisse revêtir. Le grand Milton l’a chantée, avec quelle puissance, on le sait ! John Bunyan l’a donnée pour guide austère à son fidèle chrétien dans son âpre pèlerinage à la cité éternelle. Nous pourrions demander déjà si la poésie de cette idée consiste en elle-même, ou dans les expressions diverses qu’elle a revêtues successivement ; mais un exemple se présente à notre mémoire, qui éclairera encore mieux notre pensée. Il existe un drame de Calderon que nous n’avons jamais pu lire sans frissonner. Tout ce que le fanatisme espagnol a de sombre et de violent a été mis à contribution pour enfanter cette œuvre terrible. Les gracieuses allégories catholiques ont disparu, une nuit immense et épaisse s’étend partout, éclairée seulement par en bas de reflets rouges comme les flammes de l’enfer ; des démons sous figures d’hommes foulent cette terre ténébreuse et maudite ; mais au milieu des ombres se laissent apercevoir les formes d’un gigantesque crucifix. Le drame s’appelle la Dévotion à la Croix. Le héros est un jeune homme nommé Eusebio, qui à sa naissance a été placé sous la protection de la croix et abandonné sur une route au pied du symbole sacré. Depuis lors il a grandi, et s’est couvert de crimes. Il tue, il vole, il viole, enlève des religieuses de leur couvent, entraîne dans le mal hommes et femmes, et livre au diable des milliers de victimes. Certes, si quelqu’un mérite la damnation, c’est lui. Cependant, quelque mauvais usage qu’il fasse de son libre arbitre, il échappe à tout jugement humain et divin, car Dieu lui-même est enchaîné par la puissance de la croix, Dieu ne peut lancer son arrêt contre le malheureux sur lequel l’arbre sacré a étendu son ombre protectrice. Vingt fois il a été pris, condamné, vingt fois il a vu la mort en face, et toujours il a échappé, la protection de la croix le poursuit partout et le couvre d’une invulnérable égide. Enfin le bandit tombe frappé d’une balle au coin d’un bois et meurt sans confession ; mais la protection divine qui l’a accompagné pendant sa vie criminelle le sauve de la damnation éternelle et fait un miracle en sa faveur. Un prêtre passe le long du chemin, et on entend un