Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/669

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

particulière. Nous nous sommes accusé, on s’en souvient peut-être, d’aimer Werther sans réserve et avec un parfait abandon : nous aimons Werther comme un camarade qui n’a rien à nous cacher et dont nous connaissons tous les secrets ; mais nos sentimens sont un peu différens à l’égard des deux personnes qui partagent avec lui nos sympathies littéraires. Nos sentimens pour Alceste sont ceux de l’estime et du respect. Si nous avions vécu de son temps, nous aurions cherché non pas à le connaître, — on ne fait pas la connaissance de telles personnes, elles sont nées pour vivre libres et solitaires, et la seule sottise qu’ait commise dans sa vie cet illustre caractère est précisément d’avoir méconnu cette vérité et d’avoir eu la triste fantaisie d’aller servir de jouet à Célimène une semaine ou deux, — mais à apercevoir ses traits et à étudier son visage. Quant à Hamlet, le sentiment qu’il nous inspire est celui d’une sorte d’admiration passive. Nous ne nous mêlons pas à sa vie, nous ne pouvons pas l’aider dans ses déboires, il ne nous est pas permis de le consoler dans ses douleurs ; une certaine étiquette et dignité de rang le protège contre la vivacité des sympathies humaines, et il est remarquable qu’Horatio lui-même, qui vit auprès de lui, ne lui est d’aucune ressource dans ses ennuis. Nous n’avons le droit d’être ni de ses amis ni de sa cour, mais en tout cas nous avons une excuse pour parler de lui : notre titre de membre de son parti. Le dernier bourgeois bonapartiste, orléaniste ou légitimiste est uni à ses princes par les liens de parti ; c’est de cet amour de partisan que nous aimons le prince Hamlet, un des plus nobles exemplaires de la nature humaine qui jamais ait paru sur le théâtre de la terre.

Nous pouvons vérifier par Hamlet quelques-unes des observations que nous avons faites sur le génie poétique. Il est généralement reconnu qu’Hamlet est la plus philosophique des tragédies de Shakspeare, la plus abstraite, si l’on peut se servir de ce mot. Voyez cependant comme la vie éclate de toutes parts, comme l’écheveau de la destinée est hardiment embrouillé sous nos yeux par le poète, avec un audacieux dédain de la simplicité artificielle et une insouciance apparente de la composition et de l’unité ! Le poète sait bien que tous ces incidens confus et multipliés finiront par converger vers un but fatal, et qu’ils s’harmoniseront dans une unité souveraine comme le destin qui se charge de dénouer le drame. Chacune de ces scènes est un pas vers la destinée ; mais ce pas est fait par des êtres vivans qui s’arrêtent pour se reposer, respirer, causer ou contempler le paysage qui les entoure. C’est l’image même de la vie ; l’action en a tour à tour la lenteur majestueuse et la précipitation convulsive ; les personnages marchent sans connaître le but vers lequel ils se dirigent ; le temps accumule les incidens et goutte à