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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/67

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matériel. Est-ce une pure bizarrerie? Non, Berkeley est d’abord un homme plein d’esprit. Il a écrit des dialogues charmans de verve, de finesse, de grâce, de naturel. De plus c’est un métaphysicien du premier ordre qui peut avoir des égaux dans la patrie de Hobbes, de David Hume et de Reid, mais qui n’y a pas de supérieur. Enfin, par-dessus tout cela, il y avait en lui une âme admirable, l’âme d’un martyr et d’un saint. Un tel homme ne devait-il pas avoir sa place à côté de Malebranche? On raconte que peu de temps avant de mourir, Malebranche vieillissant eut avec Berkeley une conversation qui, d’abord amicale, finit par s’aigrir au point de causer à l’illustre oratorien une dangereuse émotion. On voudrait voir dans M. Bouillier le récit de cette conversation, ou mieux encore l’examen comparé de Malebranche et de Berkeley. Je m’explique, pour ma part, la mauvaise humeur de Malebranche. Il était sur la pente de toutes les erreurs, tout près de l’idéalisme et pas très loin du panthéisme. Quand un logicien rigoureux comme Mairan ou comme Berkeley venait le pousser à l’extrémité de ses systèmes, le noble vieillard se troublait et ne pouvait cacher son dépit.

Mais, dira M. Bouillier, Berkeley tient de Locke autant que de Descartes. Cela serait-il que Berkeley n’en aurait pas moins droit à un examen approfondi. Et puis est-ce bien exact? Est-il vrai, comme l’école écossaise l’a tant répété, que Berkeley ait été conduit à son idéalisme par une théorie de Locke? Non; Berkeley est un cartésien platonisant, de la même famille que Malebranche, chrétien comme lui, mystique comme lui, naïf et obstiné comme lui, essayant, à l’exemple du grand oratorien, d’unir l’esprit religieux à l’esprit philosophique, mais doué d’un génie plus hardi, d’une logique plus forte et plus décidée. Voilà son grand côté, voilà son rôle distinct et considérable dans le drame philosophique du temps, voilà ce qui fait de lui un éminent cartésien et le précurseur d’Emmanuel Kant.

Je demande donc à M. Francisque Bouillier un grand chapitre pour Berkeley; mais j’ai une réclamation bien plus sérieuse à lui adresser. Je trouve que son livre manque un peu de conclusion. Assurément je ne veux pas dire que l’auteur se borne à exposer les systèmes : non, après les avoir exposés à merveille, il les éclaircit, les interprète, les discute, et l’on n’est jamais incertain sur sa pensée; mais quand on a parcouru avec lui tant de spéculations et assisté à tant de controverses, on voudrait se reposer dans un chapitre final où seraient présentées dans leur ensemble et dans leur accord toutes les vérités durables dispersées dans toutes ces théories, le plus souvent analogues, mais pas toujours concordantes. Je demande donc à M. Bouillier de rassembler ses excellentes vues critiques, d’en faire un tout et d’écrire à la fin de son livre un chapitre qui pourra être, sous son habile main, le plus lumineux et le plus intéressant de tous.