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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/671

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des personnages et l’esprit du temps ! Tout porte le cachet du Nord dans cette pièce merveilleuse, depuis les passions et les superstitions des acteurs jusqu’à la décoration de la scène. Les superstitions sont sinistres, sérieuses, viriles, et ne s’égarent pas en frayeurs fantasques et puériles comme les superstitions du Midi ; les fantômes sortent de la tombe pour raconter gravement des secrets que leurs auditeurs écoutent d’une oreille recueillie. Les passions, d’une intensité étonnante, sont toutes intimes et n’ont rien d’extérieur ; elles semblent prendre plaisir à se refouler toujours plus profondément dans l’âme, au lieu de chercher à se répandre au dehors comme ces passions exubérantes de climats plus heureux que le poète a peintes lui-même dans Othello et dans Roméo. Le paysage qu’il nous semble voir, tant est grande la magie du poète, est tout septentrional, et ce n’est pas une métaphore de dire que dès la première scène on frissonne sous l’âpre vent du nord avec les soldats de garde sur l’esplanade du château d’Elseneur. Une triste et tendre lumière boréale éclaire également toutes les parties du drame, et il semble qu’à sa clarté sans chaleur on voie apparaître les sapins et les chênes du Nord. Le ruisseau où s’est noyée Ophélia est décrit avec une précision particulière. Vous l’avez vu quelque part en Angleterre coulant limpide et transparent au milieu d’une oasis de verdure. Le cimetière apparaît aussi très facilement à l’imagination : un terrain argileux, stérile, une pauvre lande où les fougères ont peine à pousser ; pas très loin de l’église et des habitations de l’homme, assez loin cependant pour que les fossoyeurs puissent se livrer à toute leur gaieté sans avoir à craindre les importuns et les passans. C’est au milieu de ce paysage que se meuvent ou plutôt glissent les acteurs, car, si violemment qu’ils s’agitent, on n’entend jamais le bruit de leurs pas, amortis, dirait-on, par une fine couche de neige.

Voilà la scène et la couleur générale du drame ; toute la poésie du Nord y est répandue. Quant aux personnages, jamais, je crois, le mélange confus qu’on appelle non pas l’homme mais un homme, n’a été présenté avec cette hardiesse. Ces personnages ne ressemblent à rien qu’à eux-mêmes, ils ne représentent rien qu’eux-mêmes. On ne les a jamais vus auparavant, et on ne les retrouvera jamais plus. Si vous avez des règles d’esthétique pédantesque, n’abordez pas cette pièce, elle met au défi toutes les règles. Il n’y a pas possibilité d’étiqueter et de classer ces personnages et de dire à quel genre ils appartiennent ; ce sont des individus qui composent à eux seuls leur famille, leur tribu et leur genre. Il a fallu pour les former des combinaisons toutes particulières de la vie, des rencontres imprévues, des chocs d’atomes moraux uniques, et que toute la science du monde