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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/706

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à la vertu. Rien ne tourne plus aisément à la tristesse que la vanité trompée. De plus, la tristesse semblait une originalité ; on se faisait mélancolique pour paraître un homme supérieur ; les jeunes gens même visaient à la misanthropie et se hâtaient de perdre l’illusion sans prendre le temps d’avoir de l’expérience. C’est ce travers des générations filles de la révolution française que raillait avec une bonhomie charmante M. Lacretelle, quand, peignant dans ses vers ces Timons de vingt ans qui, au bal même, prenaient des airs de pénitens noirs et dansaient avec une sorte de componction sentimentale, il s’écriait gaiement :

Cédez-moi vos vingt ans, si vous n’en faites rien !

Cette manie me semble discréditée aujourd’hui. La jeunesse de nos jours n’est plus triste par préméditation, comme elle l’était autrefois, et c’est tant mieux. Je ne sais pas si elle a beaucoup de motifs d’être gaie ; mais elle a grande envie de s’amuser. Le matérialisme des mœurs, qui fait la plaie de notre société plus que le matérialisme des idées, ne se prête pas à la tristesse et s’accommode aisément du plaisir, sinon de la gaieté. Il y avait dans les tristesses prétentieuses d’il y a trente ans un reflet du spiritualisme que la société avait appris à l’école du malheur ; il y a dans la jovialité qui a repris faveur un reflet du matérialisme moderne. Enfin la passion politique, qui avait sa part dans la gravité des générations d’il y a trente ans, semble aussi avoir disparu. Quand la jeunesse est en effervescence, elle chante le Sire de Framboisi, qui est la Marseillaise de nos jours.

Les faux désespérés n’étant plus qu’un portrait du temps passé, il est curieux d’en trouver la première esquisse dans Jean-Jacques Rousseau, esquisse vivante et expressive. Ce désespoir qui a besoin de se montrer, cette douleur qui, au lieu de se consumer elle-même, veut à toute force se faire plaindre et presque se faire admirer ; ce désespéré qui a soin d’être disert, cette misère qui n’est pas seulement un malheur, mais qui est aussi une injustice, si bien qu’il y a un persécuteur à haïr, et que la haine soulage involontairement la douleur ; l’homme s’érigeant en martyr au lieu d’être seulement un infortuné, mais en martyr irrité et déclamateur ; le sang du suicidé jaillissant avec adresse sur le parent cruel, la vengeance changée en un drame qu’on montre aux spectateurs convoqués à grand renfort de déclamations, tout cela qui répugne à l’idée d’un chagrin vrai et profond et qui dénote partout une vanité aigrie et enfiellée, voilà les traits expressifs sous lesquels Rousseau peint les faux désespérés qui se prétendaient ses disciples, et qu’il repousse avec dédain comme des contrefacteurs maladroits. Le grand Condé disait que l’acteur Montfleury, qui déclamait pompeusement le rôle d’Auguste, lui gâtait le vers de Corneille :