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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/709

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du monde. Pendant qu’il était chancelier, M. le maréchal de Belle-Isle proposa dans le conseil de décréter la peine de mort contre les auteurs, vendeurs et colporteurs d’ouvrages réputés mauvais et dangereux. M. de Blancménil s’y opposa vivement et termina la discussion en s’écriant d’un ton ferme et élevé : « Non, monsieur, on ne se joue pas ainsi de la vie des hommes ; apprenons à mieux proportionner les peines à la nature et à la gravité des délits[1]. »

Chez les Lamoignon, les vertus publiques s’appuyaient sans effort sur les vertus privées, et l’homme valait le magistrat. En 1770, au moment de la destruction des parlemens, M. de Blancménil fut exilé à Malesherbes, et M. de Maupeou fut nommé garde des sceaux. M. de Maupeou, l’auteur de cette révolution dans la constitution de la magistrature en France, voulait être chancelier, et pour cela il fallait que M. de Blancménil donnât sa démission, parce que la dignité de chancelier était inamovible. Il la lui fit demander par un grand seigneur qui vint à Malesherbes et représenta à M. de Blancménil que s’il ne donnait pas sa démission, le roi irrité l’exilerait fort loin et séquestrerait ses rentes et ses pensions, qui faisaient sa seule fortune. M. de Blancménil, après l’avoir entendu, lui répondit qu’il ne pouvait s’expliquer qu’en présence de ses enfans ; il les fit appeler. « Mes enfans, leur dit-il, voilà monsieur qui me demande ma démission, dont M. de Maupeou a besoin pour être nommé chancelier. Pensez-vous que je doive la donner ? — Non, mon père, répondit l’un d’eux pour les autres ; quand on est chancelier de France et qu’on n’a rien à se reprocher, on meurt avec ce titre. — Mais il ajoute que le roi ne me laissera pas à Malesherbes, et qu’on m’enverra dans quelque lieu fort éloigné où je serai seul. — Mon père, nous vous suivrons tous, et partout où nous serons avec vous, nous vous ferons trouver Malesherbes. — Il dit encore qu’on séquestrera mes rentes, qu’on me retirera mes pensions, et qu’alors je n’aurai plus de quoi subsister. — Ah ! mon père, dirent-ils tous ensemble en se précipitant dans ses bras, tout ce que nous avons n’est-il pas votre bien ? — Vous le voyez, monsieur, reprit M. de Blancménil ; il n’y a aucun motif pour que je donne ma démission, vous pourrez le dire à M. de Maupeou ; mais veuillez en même temps lui exprimer toute ma reconnaissance pour la vive satisfaction qu’il me fait éprouver en ce moment[2]. »

Ce trait nous fait entrer dans l’intérieur de cette famille des Lamoignon, et nous montre quels sentimens d’affection et d’honneur y régnaient. M. de Malesherbes était un de ces fils affectueux et dévoués ; aussi, devenu à son tour chef de famille, il a mérité que cette

  1. Essai sur la Vie, les Écrits et les Opinions de M. de Malesherbes, par M. Boissy d’Anglas, t. Ier, p. 395.
  2. Ibid., t. Ier, p. 504.