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dit-il à M. de Malesherbes dans sa troisième lettre, quels temps croiriez-vous que je me rappelle le plus souvent et le plus volontiers dans mes rêves ? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse ; ils furent trop rares, trop mêlés d’amertume et sont déjà trop loin de moi. Ce sont mes promenades solitaires, ce sont ces jours rapides, mais délicieux, que j’ai passés avec moi seul, avec ma bonne et simple gouvernante, avec mon chien bien-aimé, ma vieille chatte, avec les oiseaux de la campagne et les biches de la forêt, avec la nature entière et son inconcevable auteur. En me levant avant le soleil pour aller voir, contempler son lever dans mon jardin, quand je voyais commencer une belle journée, mon premier souhait était que ni lettres ni visites n’en vinssent troubler le charme. Après avoir donné la matinée à divers soins que je remplissais tous avec plaisir, parce que je pouvais les remettre à un autre temps, je me hâtais de dîner pour échapper aux importuns et me ménager une plus longue après-midi. Avant une heure, même les jours les plus ardens, je partais par le grand soleil avec le fidèle Achate (son chien), pressant le pas dans la crainte que quelqu’un ne vînt s’emparer de moi avant que j’eusse pu m’esquiver ; mais quand une fois j’avais pu doubler un certain coin, avec quel battement de cœur, avec quel pétillement de joie je commençais à respirer en me sentant sauvé, en me disant : me voilà maître de moi pour le reste du jour ! J’allais alors d’un pas plus tranquille chercher quelque lieu sauvage dans la forêt, quelque lieu désert où rien ne montrant la main des hommes n’annonçât la servitude et la domination, quelque asile où je pusse croire avoir pénétré le premier et où nul tiers importun ne vînt s’interposer entre la nature et moi. C’était là qu’elle semblait déployer à mes yeux une magnificence toujours nouvelle. L’or des genêts et la pourpre des bruyères frappaient mes yeux d’un luxe qui touchait mon cœur. La majesté des arbres qui me couvraient de leur ombre, la délicatesse des arbustes qui m’environnaient, l’étonnante variété des arbres et des fleurs que je foulais sous mes pas, tenaient mon esprit dans une alternative continuelle d’observation et d’admiration : le concours de tant d’objets intéressans qui se disputaient mon attention, m’attirant sans cesse de l’un vers l’autre, favorisait mon humeur rêveuse et paresseuse, et me faisait souvent redire en moi-même : Non, Salomon dans toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme l’un d’eux[1].

« Mon imagination ne laissait pas longtemps déserte la terre ainsi parée. Je la peuplais bientôt d’êtres selon mon cœur, et chassant bien

  1. « Nec Salomon, in omni gloria sua, coopertus est sicut unum ex illis. » (Saint Matth., ch. VI, vers. 29.)